Société chauvinoise de philosophie
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L’Utopie de Thomas More : quelques repères

vendredi 16 février 2007, par Agnès Cugno


Introduction

Il s’agit ici de dégager quelques repères et une ou deux pistes de réflexion dans l’œuvre et la vie de Thomas More, fondateur, sinon du genre, du moins du terme « utopie », pour désigner d’abord une théorie politique parfaite, affirmant la possibilité d’un État idéal, et reprise ensuite dans le langage courant, pour nommer, ironie du sort, toute construction mentale irréalisable et gentiment loufoque.

Depuis la République de Platon, baptisée « utopie » a posteriori, et dont More s’inspire, jusqu’aux phalanstères de Fourier, et Le Droit à la paresse de Lafargue au xixe et début du xxe siècle, les utopies se sont multipliées : après More, en Angleterre, on trouve, entre autres, La nouvelle Atlantide de Bacon (1627), et l’Océana de James Harrington (1656) ; en Italie, La Cité du soleil, de T. Campanella (1623) : tous procèdent du même mouvement de critique du politique réel, à la fois raisonneur et imaginatif, et très souvent aussi humoristique. La question ici sera d’ailleurs aussi celle du sérieux de l’utopie.

Le genre utopique est un point cardinal de toute théorie politique : en tant qu’idéal, mais aussi en tant que moteur de l’action politique, puisqu’elle ouvre, à l’intérieur du réel, la possibilité d’une analyse critique radicale, voire de la révolution. À cet égard, l’utopie fait aussi paradoxalement figure de principe de réalité, en ramenant régulièrement le politique à ses véritables enjeux : le bien commun, la liberté, et à travers eux, le bonheur individuel.

« Utopie » est un terme forgé par Th. More, donc, à partir d’une double racine grecque (utopos) signifiant littéralement le « non-lieu », le non localisé, voire l’« illocalisable ». Ce nom mystérieux nous donnera, après avoir débroussaillé le contexte et le thème de l’œuvre, l’occasion d’ouvrir une piste de réflexion à l’intérieur du texte de More, à propos du sens (ou des sens) que l’on peut donner à ce terme. Alors, nous pourrons sans doute conclure sur le sérieux de l’Utopie.

*
I. L’Utopia : autour de l’œuvre.

a) La publication et le contexte :

L’Utopia [1] est la plus célèbre des œuvres de T. More, qui écrivit par ailleurs des Epigrammata ; une traduction des Dialogues de Lucien ; une Histoire du roi Richard III ; la Vie d’Edouard V (1543) ; un Dialogus quod mors pro fide fugendia non sit publié avec ses lettres à Louvain en 1566 ; et des poésies.

L’Utopia paraît en 1516, en latin, chez l’éditeur Thierry Martens de Louvain en Flandres. Ce livre fut aussitôt porté par la réputation de Thomas More, ami d’Érasme de Rotterdam, et par son contenu même, qui entrait en résonance avec les travaux des humanistes, avec les inquiétudes des clercs quant au devenir de l’Église romaine, avec les préoccupations des magistrats au service du droit et des états, et avec les intérêts des bourgeois cultivés des villes marchandes.

C’est ainsi que T. Martens en tira huit éditions entre 1516 et 1520. Le célèbre Frober de Bâle, éditeur d’Érasme, en tira à son tour deux éditions en 1519. Puis Gourmont, à Paris en 1517, Alde à Venise en 1519, puis bien d’autres à Florence, à Vienne, à Bâle encore une fois… L’Utopia fut traduite en italien en 1548 à Venise, en français à Paris en 1550. Ce n’est qu’en 1551 (16 ans après la mort de T. More) que Ralph Robinson publie sa traduction anglaise, alors que le livre avait déjà fait le tour de l’Europe humaniste. Le succès de l’œuvre de More a continué, avec, en France en particulier, cinq rééditions de 1643 à 1780. De nombreuses éditions et rééditions, nouvelles traductions se sont succédé, faisant ainsi de l’Utopia un monument de la littérature politique.

Thomas More, pourtant, n’est pas précisément ce qu’on appelle un fantaisiste : il est né en 1478 dans une famille de petite noblesse, issue de la bourgeoisie. A vingt ans, il est juriste, puis magistrat, après des études à l’université d’Oxford. Féru d’humanisme, versé dans les lettres latines et grecques, il a suivi l’enseignement de grands humanistes anglais (John Colet, Grocyn), et surtout d’Érasme (professeur de grec), qui devint ensuite son ami et correspondant. L’ambiance dans laquelle More évolue est celle d’un catholicisme fervent, mais désireux de réformer ce que l’Église romaine avait d’obscur et de superficiel. Depuis sa demeure de Chelsea, More est en correspondance avec tout ce que l’Europe compte d’érudits et de lettrés : membre du Parlement et avocat des marchands de la City de Londres, il aspire à une vie tranquille et savante, quand Henri VIII le presse d’entrer à son service comme conseiller. Un peu malgré lui, More accepte, et se rend bien vite compte de ce que l’exercice du pouvoir comporte comme compromissions avec l’injustice et le mal : comment parler de justice, dans un pays où l’on jette les paysans sur le bord des routes, pour mettre sur leurs terres des moutons, devenus de véritables « dévorateurs d’hommes » : « ces bêtes, si douces, si sobres partout ailleurs, sont chez vous tellement voraces et féroces qu’elles mangent même les hommes et dépeuplent les campagnes… »" (livre I). Et qu’ensuite on condamne à mort ces gens qui ont volé pour échapper à la famine ! Quelle légitimité peut-on reconnaître à un souverain qui ne poursuit que son propre intérêt ? Comment se soustraire à l’appât du gain, à la puissance de l’argent, qui dresse les hommes les uns contre les autres, asservit les populations pauvres, élève toujours plus les dominateurs ?

À cet état déliquescent du régime monarchique anglais, More oppose une rigueur morale sans faille, et le désir d’une réforme de la religion vers plus d’oeucuménisme et de tolérance, afin qu’elle soit au service de l’homme et non des ambitions des prélats. C’est au nom de cette foi qu’il s’opposa à son roi lors de son divorce avec Catherine d’Espagne, pour épouser la britannique Anne Boleyn. La réforme qu’appelait More de ses vœux ne débouchait pas sur le schisme qui se produisit : il s’y opposa donc, et fut condamné à mort pour cette opposition. Son exécution en 1535 fut par conséquent ressentie par l’Europe humaniste tout entière comme un véritable échec politique et idéologique. Il fut canonisé en 1935. Ce rappel biographique, rapide et schématique, est cependant nécessaire pour donner la mesure de son engagement politique, et de la profondeur de ses convictions humanistes, sans lesquelles il est difficile de saisir tout l’intérêt politique de l’Utopia.

b) Le thème et la composition de l’œuvre :

Le thème de l’Utopie est inspiré de la République de Platon, redécouverte à la fin du xve siècle. Il s’agit là aussi d’une république idéale, par opposition au régime féodal anglais en place, corrompu et inégalitaire.

L’œuvre se compose de deux parties bien distinctes : la première, est la mise en scène d’un dialogue entre Morus – l’auteur lui-même qui latinise son nom - et le voyageur Raphaël Hythloday, dont le nom est assez significatif : São Rafael était le nom du navire de Vasco de Gama qui ouvrit la route des Indes en 1498, et "hythloday" est tiré de deux mots grecs : uthlos, qui signifie bavardage, et diaios, adroit, et pourrait donc être traduit par : « habile à raconter des histoires ». Cette rencontre est censée avoir lieu lors d’une mission diplomatique de More en Flandres, pour le compte d’Henri VIII.

Le récit des voyages de Raphaël à travers le monde est l’occasion d’une charge sans concession contre le régime féodal anglais : la corruption du régime et la pauvreté qui en découle, pour les soldats en dehors des guerres aussi bien que pour les paysans, ont fait croître le nombre de ceux que l’on nommerait aujourd’hui des « sans abris », qui se transforment en brigands pour survivre : la potence devient alors le seul et absurde moyen de faire régner l’ordre. La société et la justice punissent des hommes qu’elles ont elles-mêmes contraint à devenir punissables : « Que faites-vous, si ce n’est créer vous-mêmes des voleurs qu’ensuite vous punissez ? » « Summum jus, summa injuria », « le droit le plus extrême est la plus extrême injustice », conclut le voyageur, en ce qui concerne la justice.

La politique dans son ensemble, notamment en France et en Angleterre, est vivement attaquée. Les princes ne songent qu’à leur profit personnel, et « en revanche, ils s’occupent fort peu de bien administrer les États soumis à leur domination » ; quant à leurs conseillers, soit ils sont « ineptes », soit ce sont de « vils parasites », qui ne font que flatter leur prince : « c’est ainsi que le corbeau sourit à sa couvée, et le singe à ses petits ». Les assemblées sont frileusement repliées dans leurs traditions et tremblent devant le moindre changement. À ses interlocuteurs qui s’étonnent que Raphaël, avec toutes ses connaissances, ne se soit pas mis au service d’un roi, ou n’ait pas d’ambition politique pour lui-même, celui-ci répond : « Il n’y a aucun moyen d’être utile à l’État, dans ses hautes régions » : contrairement à un Machiavel, qui à la même époque exactement, écrivait le Prince dans les environs de Florence, More affirme l’incommunicabilité la plus hermétique entre les princes et les hommes de bonne volonté en général, et les philosophes en particulier.

« L’air qu’on y respire (dans les hautes sphères de la politique) corrompt la vertu même. Les hommes qui vous entourent, loin de se corriger à vos leçons, vous dépravent par leur contact et l’influence de leur perversité ; et, si vous conservez votre âme pure et incorruptible, vous servez de manteau à leur immoralité et à leur folie. »

Utopia, p.46, livre I

Par opposition à ce constat du livre I, le second livre est le récit par Raphaël de son voyage dans l’île d’Utopie, où il passe en revue le régime social et économique de l’île, fondé sur le travail obligatoire et la journée de six heures, afin qu’il reste à l’ouvrier le temps de cultiver son esprit. Cependant, considérés comme des éléments improductifs, les intellectuels ne peuvent exister qu’en nombre limité. La propriété privée est supprimée, conformément à la doctrine platonicienne, qui veut que toutes les richesses appartiennent à l’État ; l’argent, enfin, est aboli. Toute la vie économique est fondée sur l’échange des marchandises entreposées dans les magasins publics. Les repas, d’une extrême frugalité, sont pris en commun. Les métaux précieux sont méprisés et l’or sert à faire les chaînes dont on attache les esclaves ou des plaques infâmantes que l’on met au cou des condamnés. More justifie l’esclavage et le commerce des esclaves ; il conserve la famille et la religion catholique comme institutions, quoique la religion soit absolument libre chez les Utopiens, pour qui la seule morale consiste à « vivre selon la nature », et tous les cultes sont respectables (sauf le matérialisme et l’athéisme dont les adeptes sont exclus des charges publiques). Les plaisirs de l’esprit sont joints à ceux du corps, dans une sorte d’Épicurisme modéré, et la santé est le principal plaisir du corps. Un doux suicide est conseillé à ceux qui en sont dépourvus… En ce qui concerne la constitution politique de l’île, il s’agit d’une fédération de 54 cités identiques, composées de six mille familles chacune, sous la direction d’un « prince », Utopus, élu à vie, de philarques et de protophilarques, sortes de députés. Les lois sont peu nombreuses et simples (on peut y voir la critique de la complexité du système juridique anglais). La conscription est obligatoire, mais seulement dans le but de défendre le pays : la paix est le but suprême de la politique, au point d’user de méthodes fort peu glorieuses pour éviter les combats (mercenaires, assassinats politiques, corruption de fonctionnaires étrangers, envoi au combat de condamnés de droit commun, etc…)

L’Utopia apparaît donc, au premier abord, comme une pure fiction, une invention agréable, dont la lecture devait procurer une plaisante impression : celle qui consiste à la fois à se laisser porter par l’imagination de More dans un monde irréel, et à suivre sa critique acerbe des institutions existantes. L’utopie remplit pleinement son rôle de divertissement politique pour humanistes distingués, inquiets de la perte des valeurs fondamentales de la politique, et désireux d’apporter leur contribution à une réforme politique et religieuse. Mais l’Utopia n’est pas un livre de circonstances, confinée au xvie siècle, et réduite aujourd’hui à une curiosité littéraire. La postérité de l’œuvre l’a montré, il est encore possible de penser le politique à partir d’elle, et c’est pourquoi il est licite d’ouvrir ici encore une piste de réflexion, sur le sens même de l’utopie.

*
II. Que signifie utopie ?

a) Non-lieu géographique : le problème des sols.

More donne le nom d’Utopie à l’île imaginaire où trouve place son régime parfait. Il y aurait donc d’abord un sens géographique à ce lieu introuvable du politique idéal. Généralement, on interprète le non-lieu géographique de l’utopie comme « ce qui ne peut pas trouver place, avoir lieu, dans la réalité ». En effet, on n’a rencontré nulle part, même chez les peuplades les plus isolées, d’organisation politique aussi sereine, aussi équilibrée, et surtout aussi consciente de cet équilibre moral et politique. L’utopie est, par la faute de la nature humaine, irréalisable, à jamais introuvable. D’ailleurs, dans une lettre à Érasme, More appelle son île « Nusquama », du latin nusquam, nulle part. C’est donc bien d’abord d’un lieu réel, spatial, que l’utopie est absente.

Lorsqu’on se penche sur les problèmes politico-économiques de la Grande-Bretagne à l’époque de More, on s’aperçoit aussi que la question de l’occupation et du partage des sols était absolument crutiale. Le développement de l’élevage extensif avait fait exproprier les paysans de l’Est, réduits pour la plupart à la mendicité et au brigandage. Comme nous l’avons dit plus haut, More s’insurge explicitement contre cette situation dans le livre I.

D’autre part, il reproche aux princes d’être insatiables en territoires : étendre toujours plus leur puissance, tel est l’objectif majeur des gouvernants européens, quel qu’en soit le prix, en argent et en vies humaines, et sans considération pour le coût du maintien de ces conquêtes, ni pour leur utilité réelle. Souvent en effet « la conservation de la conquête est plus difficile et plus onéreuse que la conquête elle-même » (p.38-39). L’avidité des princes, la fuite en avant dans une conception uniquement expansive de la politique extérieure, épuise les États, et devient une « manie », une pathologie du politique.

La politique est bien d’abord une question de territoire, et placer l’utopie « nulle part », revient à désigner au premier chef le territoire comme source de corruption et de conflits, sociaux et extérieurs. Pour l’utopie, le territoire n’est pas un problème : l’île d’Utopie est protectionniste, et en cela More est bien Anglais ; néanmoins, ce protectionisme ne s’accompagne d’aucune vélléité colonialiste, ni économique, ni même culturelle. A la manière des romains, les Utopiens intègrent dans leur culture tous les éléments étrangers qui leur semblent profitables, mais se gardent bien de vouloir outrepasser les limites de leur territoire.

Pour la politique réelle, en revanche, le territoire est un obstacle à la paix, une pomme de discorde, puisqu’il est l’assise de la puissance. Ce qui valut à More d’être décapité en 1535, c’est, on l’a évoqué, son opposition au schisme entre l’église catholique anglicane et l’église catholique romaine, sur le point précis du divorce d’Henri VIII. Ce dernier en effet voulut épouser Anne Boleyn, britannique, et répudier Catherine d’Espagne, afin de préserver la Grande Bretagne de toute tutelle étrangère.

Dans le livre I, au moment où il est question des ambitions conquérantes des princes, More fait un tableau rapide de la politique de François Ier, roi de France depuis quelques mois : l’Italie est envahie, les Suisses vaincus à Marignan, et le Milanais vient d’être conquis. More en profite pour dévoiler les projets secrets du monarque : annexer les possessions bourguignonnes et flamandes de l’Espagne.

« Ces nobles et fortes têtes sont en grand travail pour trouver par quelles machinations et par quelles intrigues le roi leur maître conservera le Milanais, ramènera le royaume de Naples qui le fuit toujours, comment ensuite il détruira la république de Venise et soumettra toute l’Italie ; comment enfin il réunira à sa couronne la Flandre, le Brabant, la Bourgogne entière, et les autres nations que son ambition a déjà envahies et conquises depuis longtemps. »

Utopia, I, p.37

L’autonomie du territoire, l’indépendance d’un État-nation, et la conquête de nouveaux espaces sont les principaux enjeux de la politique étrangère, au détriment, regrette More, de la paix et de la prospérité des peuples : « De fait, nager dans les délices, se gorger de volupté au milieu des douleurs et des gémissements d’un peuple, ce n’est pas garder un royaume, c’est garder une prison. » (p.42) Or, l’Utopie est « nulle part », c’est-à-dire au-dessus, ou ailleurs, que dans l’espace de ces problèmes-là.

b) La mort de la politique et le totalitarisme comme seule issue ?

L’utopie est un « illocalisable » politique, aussi, parce qu’une fois l’utopie réalisée, la politique disparaît. Nul besoin de tenir par des lois des hommes absolument moraux, élevés dans le plus pur respect de la communauté et convaincus de l’importance du bien commun ; nul besoin de les soumettre à des impôts dans un système communautaire où l’argent a disparu ; nul besoin de les contraindre à s’enrôler dans des armées, dans un pays qui achète les diplomates, assassine les chefs belliqueux, et, en dernier recours, paie des mercenaires, et envoie les condamnées mourir pour la société sur les champs de bataille !!!

L’organisation utopienne est presque uniquement sociale, morale et religieuse : il n’y reste plus qu’une politique « de proximité », puisque la répartition des rôles dans la cité est une affaire familiale, voire clanique, et que le pouvoir est une sorte de confédération pseudo-démocratique, confié à des « princes » qui ne sont que des sortes de maires. On pourrait reprocher à More d’avoir imaginé un régime totalitaire au sens où l’entend Tocqueville : un « État » paternaliste, fondé sur la cellule familiale et les relations affectives, qui précède tout désir pour mieux le contrôler, qui n’oppresse pas, mais affaiblit les volontés par l’encadrement massif et doux de toute la population. En tirant les choses vers le pire, l’utopie est « le degré zéro de la politique », puisqu’elle établit l’ordre et la paix en épuisant toute volonté individuelle, tout projet personnel, tout esprit critique indépendant. L’organisation ultra-rationnelle, rigide – voire rigoriste – de la cité a de quoi effrayer par son uniformité – et le rôle des prêtres, en particulier, peut choquer nos sensibilités républicaines.

Cependant, une telle interprétation n’épouse pas le sens de l’Utopie de More. Sa république, certes, pose le problème crutial de savoir s’il y a une vie politique en utopie, et si l’on peut diriger les hommes parfaitement sans se servir des moyens d’un autre « degré zéro du politique », à savoir le totalitarisme. A vrai dire, il se pose explicitement la question de l’anarchie, à la fin du livre I, mais pas celle du totalitarisme.

« Quelle barrière opposeriez-vous à l’anarchie ? Vos magistrats n’ont qu’une autorité nominale ; ils sont mis à nus, dépouillés de ce qui fait la crainte et le respect. Je ne conçois pas même le gouvernement possible chez ce peuple de niveleurs, repoussant toute espèce de supériorité. »

Utopia, p.48

On pourrait même se demander si la question du totalitarisme ne serait pas proprement une question d’hommes « d’après Auschwitz », pour reprendre l’expression de H. Jonas. Une question réelle, mais anachronique pour More. Même si, donc, ces questions se posent pour nous devant l’Utopia comme pour toutes les autres tentatives de constitutions politiques idéales, il semble y avoir une troisième interprétation, peut-être plus proche du contexte et des préoccupations de More.

c) Non-lieu politique : le procès de la philosophie.

On pourrait donc proposer un troisième sens de cet « illocalisable » politique : More était juriste, avocat de la City, puis conseiller d’Henri VIII. Comme son personnage Morus, More « connaît bien son théâtre » ; il ne se fait aucune illusion sur la réception, dans la cour du roi d’Angleterre, de ses critiques à peine voilées à l’encontre de la monarchie encore féodale en Angleterre et en France.

La langue française nous permet, d’abord, de dire que son « utopie » est véritablement un « non-lieu » politique, au sens juridique du terme : c’est-à-dire un cas où l’affaire est jugée nulle, où les juges renverront le plaignant chez lui, et relaxeront l’accusé. More ne se prend pas au sérieux, malgré la gravité de ses accusations et la situation sociale désespérée qu’il décrit, parce qu’il pressent que son cri d’alarme restera sans écho – du moins sans écho dans les sphères du pouvoir : « la philosophie n’a pas accès à la cour des princes », dit Raphaël au livre I. Il demande aussi, à propos du philosophe qui voudrait dire aux princes l’exacte vérité quant à leurs menées immorales : « N’est-ce pas conter une histoire à des sourds ? – Et à des sourds renforcés, répond Morus, Mais cela ne m’étonne pas, et, à vous dire ma façon de penser, il est parfaitement inutile de donner des conseils, quand on la certitude qu’ils seront repoussés et pour la forme et pour le fond. » L’Utopie serait donc condamnée à l’échec, face au pouvoir politique corrompu, et More en serait tout-à-fait conscient. C’est du moins ce que dit Raphaël le voyageur (figure d’un More rêveur et idéaliste), face à Morus (figure de More le réaliste), qui tente de garder espoir :

« Nul espoir donc de transformer le mal en bien, par votre route oblique et vos moyens indirects. »

Utopia, I, p.46.

La « voie oblique » dont il est question ici, est cette philosophie plus maligne, que Morus opposait plus haut à Raphaël. Il y a une façon de dire la vérité, qui réussit à faire passer la vertu « en catimini », parce qu’elle la dissimule habilement :

« Si l’on ne peut pas déraciner de suite les maximes perverses, ni abolir les coutumes immorales, ce n’est pas une raison pour abandonner la chose publique. Le pilote ne quitte pas son navire devant la tempête, parce qu’il ne peut maîtriser le vent. (...) Suivez la route oblique, elle vous conduira plus sûrement au but. Sachez dire la vérité avec adresse et à propos ; et si vos efforts ne peuvent servir à effectuer le bien, qu’ils servent du moins à diminuer l’intensité du mal. »

Utopia, I, p.44.

La fin du passage pourrait d’ailleurs être reprise sans modification par un Machiavel, à tel point qu’on peut se demander si le personnage de Morus ne prendrait pas à son compte les thèses du florentin, afin de mettre en valeur ensuite l’attitude rigoureusement morale de Raphaël : quelles que soient les difficultés, même mortelles, la politique est un enjeu tel, que tendre à la perfectionner est une fin en soi. Et si l’on ne peut jamais prétendre à évacuer totalement le mal, au moins peut-on, entre deux maux, choisir le moindre, ce qui est déjà un bien.

More procède par métaphore : la politique est un théâtre, où chacun joue un rôle. Si jamais, dit Morus à Raphaël, vous vous avisiez d’entrer sur scène, pour ramener les princes à la véritable politique, celle qui recherche l’intérêt général et la justice, cela ferait exactement la même impression que si « pendant la représentation d’une comédie de Plaute, au moment où les esclaves sont en belle humeur, vous vous élanciez sur la scène en habit de philosophe, en déclamant ce passage d’Octavie, où Sénèque gourmande et moralise Néron ; je doute fort que vous soyez applaudi. » Lorsqu’on sait ce que représente le ridicule en Angleterre, on doit alors comprendre que l’effet est rédhibitoire (ou bien qu’on est en plein Monty Python). C’est la philosophie de type scolastique, qui est visée ici, parce que naïve et dangereuse ; en refusant les règles du jeu politique, elle se ridiculise, ce qui est plutôt comique, mais surtout - et ceci est tragique - elle « gâte tout le spectacle », « trouble l’ensemble » ; elle se comporte comme celui qui voudrait arrêter le vent, plutôt que de guider son bateau dans la tempête, et, n’y parvenant pas, abandonnerait le navire sans pilote, à la merci des flots. Il faut donc utiliser cette voie médiane, cette « philosophie moins sauvage », qui « connaît son théâtre ».

Cependant, Raphaël accuse cette philosophie « oblique » de connivence avec le crime, et celui qui en use d’« espion » et de « traître » ; mieux vaut refuser de « délirer avec les fous », et enfin rester chez soi, comme les sages de Platon, qui « se contentent d’être seuls à l’abri puisqu’ils ne peuvent guérir la folie des autres ». More pointe ici un des dilemmes de l’utopie : soit elle prétend être un modèle pour les consitutions politiques futures, et alors elle devra affronter le ridicule, exposer ses partisans au mépris, voire à la mort (c’est ce qui arriva à More) ; soit elle reste un doux rêve, caressé en secret par ses inventeurs, sans aucun effet sur le réel. Que vaut-il mieux ? L’action à mort ou le repli stérile ? L’utopie doit-elle renoncer à sa vocation politique au profit du plaisir intellectuel de quelques « happy few » ? La question du roi-philosophe est toujours vivace : Raphaël, désabusé, la règle en se rapportant à Platon lui-même, qui « savait aussi que jamais les rois ne suivraient les conseils des philosophes, s’ils ne l’étaient pas eux-mêmes. » (p.36)

Mais l’Utopia elle-même n’est-elle pas, justement parce que Raphaël est un personnage sans complaisance aucune pour la corruption du pouvoir, la façon efficace de propager une morale impossible à entendre sans cet artifice ? L’écriture même de l’Utopia relève de la voie oblique que Raphaël semble refuser à Morus. Il fallait sans doute que le personnage purement vertueux s’insurge contre la voie oblique, pour que la machination opère, et que la portée morale de l’exemple des Utopiens trouve un écho chez les princes. Raphaël le platonicien ne peut pas avoir oublié l’éloge du pseudos des Lois. [2]

Donc l’utopie est un non-lieu au sens où effectivement, les politiciens qu’elle traîne devant les tribunaux de la philosophie ne se verront vraisemblablement jamais condamnés à payer leurs crimes, à cause de l’impuissance de cette philosophie, tournée en dérision. Le procès de la politique se retourne en procès de la philosophie : c’est à elle de se réformer, d’entrer dans le jeu politique. L’utopie ne peut être véritablement efficace que comme voie oblique, critique détournée, toujours dans l’entre-deux qui sépare l’engagement partisan à mort, et la construction théorique idéale, retirée dans sa tour d’ivoire. Malgré lui, More suivra l’une et l’autre voie.

*
Conclusion : pourquoi l’utopie est une chose sérieuse.

Il peut paraître étonnant, à bien y réfléchir, qu’un homme aussi grave et responsable que Saint Thomas More ait conçu une utopie. Il est invraisemblable qu’il n’ait eu pour but qu’un divertissement, pour fuir ses lourdes charges, et on ne peut pas la réduire à une bouffée délirante. Pourtant, à bien des égards, son Utopia est pleine d’humour et d’autodérision. Certains passages sont volontairement comiques, comme, au livre II, la réception des ambassadeurs étrangers en utopie, si richemement ornés d’or que les utopiens les prennent pour des bouffons, et saluent au contraire leurs sobres valets comme s’ils étaient les diplomates ; les noms propres forgés à partir du grec sont souvent ironiques, et toujours fantaisistes (les « Polylérites », littéralement « ceux qui ne disent ou ne font que des bêtises » pour désigner un peuple sage ; le fleuve « Anydre » (c’est-à-dire « sans eau ») ; les « Anémoliens », « vides comme le vent », etc., etc.).

Mais la postérité de l’œuvre dément une interprétation « légère » de l’utopie : s’il ne se prend pas lui-même au sérieux, en tous cas, More prend son sujet très au sérieux. On pourrait alors avancer que les Anglais sont spécialistes de cet humour inimitable qu’on appelle « non sense » : à la fois délirante et un peu désespérée, cette « u-logie » du « non sense », si l’on peut risquer l’expression, est extrêmement sérieuse, car la plupart du temps polémique et anti-consensuelle.

Par la dérision en effet, l’Utopia de More fait plus qu’un pamphlet révolutionnaire : elle oppose à une réalité détestable un vide, un néant politique à travers lequel tout est remis en perspective. Ce n’est pas un miroir déformant, mais un « non-miroir », dans lequel il est impossible de reconnaître quoique ce soit de réel, et où par conséquent tout est possible. L’utopie n’entend pas substituer à un système honni un autre système qui serait un aménagement du premier : elle détruit l’idée même du système, s’installe dans un « nulle part » qui excède tous les cadres connus. Ce « degré zéro » du politique, ce lieu illocalisable sur les cartes de la politique réelle, est, comme le zéro mathématique, l’outil insaisissable qui permet toutes les autres combinaisons, et donne sa profondeur à l’ensemble.

Selon Claude Mazauric, qui a écrit la préface à l’Utopia de More dans notre édition de référence, l’utopie remplit en outre une triple fonction, qui la rend absolument essentielle à toute théorie politique. La première, est de nourrir le rêve d’une transformation de la société en une autre, différente et meilleure. Au lieu d’enfermer le jeu politique, comme il est dit au livre I, dans la tradition (« Nos pères ont pensé et fait ainsi ; eh, plût à Dieu que nous égalions la sagesse de nos pères » disent les parlementaires anglais du livre I), l’utopie permet de concevoir l’espoir rétrospectif d’une évolution volontaire de la société civile vers un mieux. Irréalisable sans doute, l’utopie est néanmoins un moteur politique puissant, et une manière d’interpréter l’histoire politique comme sensée et donc susceptible d’être assujettie à des fins rationnelles. L’utopie s’élève donc contre tout déterminisme, naturel ou transcendant, et revendique au contraire, dans la plus pure tradition humaniste, la puissance de la raison humaine sur les événements.

Sa seconde fonction est critique : la description d’une république idéale permet de faire plus cruellement sentir les travers de la république réelle, et d’amener les esprits à plus d’indépendance et de recul à l’égard des institutions réelles inégalitaires. L’utopie serait alors la source d’un travail idéologique toujours renouvelé, d’une activité politique théorique intense. Elle serait la marque d’un « esprit politique » à l’œuvre, au sens ou l’on parle d’« esprits animaux ». À cet égard, l’humour (humor en anglais) est bien une « humeur » politique ; le sarcasme, la parodie, le pamphlet, la caricature, les bouffons, ont toujours accompagné la politique. Il ne s’agit pas de révolution, mais simplement de la dernière arme qui reste à l’individu rationnel, déçu ou scandalisé devant une politique inique. Le rêve et le rire sont l’ultime façon par laquelle la raison peut se prémunir du mal, avant d’abdiquer, et de sombrer dans la folie de l’action violente - le terrorisme étant la pire manifestation du nihilisme politique. L’utopie au contraire serait un nihilisme optimiste, qu’on pourrait même qualifier de « positif », tout au moins d’inoffensif, puisqu’il n’a pas la folle prétention de croire, comme le terrorisme, pouvoir trouver une place dans la réalité.

Enfin, et par conséquent, son troisième rôle est d’être une invitation à penser l’altérité, ce qui, politiquement, peut par exemple déboucher sur une incitation à l’alternance. L’utopie serait alors cette « mouche du coche », ce « taon » empêchant les dominants de dominer en rond, d’où peuvent à tout moment surgir les changements et la contestation. Elle agit comme un refus de la résignation au malheur, de la soumission sans condition, qui, de théorique, peut devenir pratique. Elle est alors un « principe d’espérance », selon les termes de E. Bloch.

Cette espérance est peut-être déjà un peu au-delà de ce que pense More : « je confesse aisément, écrit-il, qu’il y a chez les Utopiens une foule de choses que je souhaite voir établies dans nos cités. Je le souhaite plus que je l’espère. » Tels sont les derniers mots de l’œuvre, qui disent plutôt le désespoir de More, qu’une quelconque espérance, même maigre, de voir ces principes « utopiques » trouver une place dans la réalité. L’utopie, More en est convaincu, ne peut avoir lieu que dans la volonté, le cœur, pourrait-on dire, de chacun. C’est sans doute par une révolution avant tout morale et individuelle qu’il conçoit l’avènement d’une politique plus juste et plus humaine. De même que More, conseiller d’Henri VIII, tenait un discours sur la modernité du politique « de l’extérieur » des sphères de l’exercice même du pouvoir, de même c’est « de l’extérieur » que l’Utopie agit sur la politique, de cette extériorité radicale que désigne son « nulle part ».

Agnès CUGNO

P.-S.

Pour citer cet article : Agnès CUGNO, « L’Utopie de Thomas More : quelques repères », Actes de la Société chauvinoise de philosophie, 2002-I, Chauvigny, 2002, pp. 1-28.

Société chauvinoise de philosophie http://www.philosophie-chauvigny.org/spip.php ?article47

Notes

[1] Nos références dans l’œuvre sont tirées de l’édition Librio, trad. V. Souvenel, Paris, septembre 1999.

[2] Platon, Lois, 663 d-e, p. 689 Pléiade : « (...) n’est-il pas possible que, dans un mensonge, il y ait un avantage supérieur à celui de l’argument dont il s’agit, et une plus grande efficacité pour faire que tous, non par contrainte mais de leur plein gré, ils aient en tout une conduite juste ? »


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