Société chauvinoise de philosophie
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« Un chien sans maître », Lucien Febvre et l’athéisme de Rabelais

jeudi 15 février 2007, par Laurent Gerbier

Article paru dans les Actes de la Société chauvinoise de philosophie, 2004-II, pp. 5 à 58.

Cet article reprend le texte d’une communication qui devait à l’origine être donnée dans le cadre du colloque les Athéismes philosophiques, et qui, pour de multiples raisons, n’avait pu être insérée dans les actes. Nous réparons ici, en quelque sorte, cette absence.


I - L’ATHÉISME IMPOSSIBLE DE FRANÇOIS RABELAIS

Un procès en athéisme

Dans son livre de 1942 sur l’athéisme de Rabelais [1], Lucien Febvre démontre méthodiquement l’inanité des conclusions trop rapides de certains érudits rabelaisiens du début du siècle (principalement Louis Thuasne [2] et Abel Lefranc [3]), qui s’appuyaient sur une série de documents (pièces de vers, polémiques, manifestes, libelles et lettres) pour affirmer que Rabelais avait été dès 1533 identifié et dénoncé par nombre de ses contemporains comme un athée et un impie. Il n’en fallait pas plus, aux yeux de ces critiques défrichant un matériau presqu’entièrement tombé dans l’oubli, pour proclamer que Rabelais devait être compté au nombre des rares pionniers qui, de façon plus ou moins voilée, avaient défendu l’irréligion dès le premier XVIe siècle. Ainsi, au cœur même de l’humanisme, une position authentiquement athée aurait été possible, et elle aurait existé chez certains esprits forts, certains « lucianistes », comme Rabelais lui-même ou comme son compère en athéisme Bonaventure des Périers [4].

Face à ces affirmations, Febvre entreprend un travail de révision méthodique des textes et des arguments. D’emblée la méthode et ses intentions sont claires : « “Est-il vrai que” – la formule sent son juge d’instruction. Il s’agit donc d’instruire un procès, de peser des témoignages » (Febvre, op. cit., p. 28).

C’est donc un juge qui examine la religion de Rabelais, en supposant d’avance, même si ce n’est d’abord qu’une métaphore, qu’il y a une innocence et une culpabilité possibles de Rabelais. Innocence, la bonne doctrine chrétienne (fût-elle, comme l’admet volontiers Febvre, empreinte de réformisme ou d’évangélisme) ; culpabilité, à l’inverse, l’athéisme démontré, l’impiété, l’irréligion. On note d’emblée que, si Thuasne, Lefranc (et les sectateurs de leur école qui vit revivre au tournant du siècle les études rabelaisiennes) ne s’embarrassent pas de nuances, Lucien Febvre les imite en ce qu’il ne définit précisément pas cet athéisme qu’il traque : on ne sait pas encore ce que contient analytiquement ce « chef d’accusation » dont les 500 pages denses et érudites du livre de Febvre vont chercher à laver Rabelais (voir l'émission Arte en replay). On sait seulement – et c’est une décision aux conséquences essentielles – que l’on doit déterminer, au terme d’un débat instruit (au double sens du terme), si Rabelais est oui ou non athée. On sait donc que la question est tranchée : il l’est, ou ne l’est pas, au pire on reconnaîtra que rien ne permet de le décider, mais jamais on n’envisagera qu’il puisse l’être et ne pas l’être en même temps et sans contradiction.

La technique de Febvre est donc une technique de juge et d’historien [5], ou d’historien comme juge, une technique qui s’apparente d’abord à la recherche de la vérité factuelle : la chose a-t-elle eu lieu, ou pas ? Curieux « fait » cependant que l’athéisme : comment produire la conscience intime d’un homme avec la sûreté d’une évidence matérielle ? C’est d’abord à travers « les documents qui permettent de reconstituer sa pensée » [6] que Thuasne, Lefranc, et contre eux Febvre, s’intéressent à Rabelais.

Ces « documents », Thuasne et Lefranc les brandissent en 1904 puis en 1922 pour attester de l’impiété de Rabelais. En quoi consistent-ils ? Peu de choses : des pièces de vers à la fois aigres et versatiles, signées de quelques humanistes qui, à Lyon ou à Paris, fréquentent les cercles regroupés autour de Sébastien Gryphe ou d’Etienne Dolet. Ainsi Jean Visagier, helléniste qui enseignera au collège de Guyenne, ou Jules-César Scaliger, l’Italien établi à Agen, polémiste virulent et injuste, médecin atrabilaire, persécuté professionnel. De leurs épîtres In Rabellum, de leurs dénonciations des « sectateurs de Lucien », Thuasne et Lefranc tirent leurs premiers arguments : dénoncé par ses pairs, Rabelais est athée et antichrétien dès le Pantagruel (1532). Puis viennent les accusations plus directes : celle de Guillaume Postel, qui en 1543 accuse d’impiété Rabelais (flanqué de Michel Servet et de Bonaventure des Périers), celle de « l’enragé Putherbe » (Guillaume de Puy-Herbault) qui rédige tout un livre contre Rabelais en 1549, celle enfin de Calvin qui dans son De Scandalis de 1550 assimile à nouveau Rabelais et Des Périers, affirmant que leur rire est fait pour détruire toute vérité religieuse.

Febvre va mener contre ces éléments textuels un discours serré et érudit, qui se déploie selon deux logiques différentes mais également convaincantes. Il faut les rappeler sommairement, et ne pas manquer d’y lire à propos d’athéisme une conséquence que l’auteur n’a peut-être pas totalement conçue, mais qui traverse sans cesse sa longue démonstration.

La méthode de Febvre

Contre la thèse de Thuasne et Lefranc, Febvre commence par présenter une fresque du milieu des « Apollons de Collège » dont sont issus les détracteurs comme les amis de Rabelais (Visagier, Bourbon, Scaliger). Il se livre alors à une étude rigoureuse des pièces invoquées par Thuasne et Lefranc, étude au terme de laquelle il lui est aisé de montrer que, d’une part, ces pièces ne visent pas explicitement Rabelais et que, d’autre part, elles n’attaquent que rarement l’impiété ou même l’athéisme de leur destinataire. Trois arguments principaux portent contre ces preuves : d’abord, la plupart de ces pièces de vers et de ces lettres ne nomment pas leur victime, ou de façon si détournée qu’elles laissent place à plusieurs identifications possibles [7]. Ensuite, chez nombre de ces petits-maîtres du premier humanisme, les solidarités se font aussi vite que les rancœurs, et il est trop souvent facile de citer dans le même recueil et adressé au même homme une pièce élogieuse pour toute pièce vengeresse [8]. Enfin, là même où Rabelais est (ou serait) effectivement l’objet des attaques, il faut noter que l’on vilipende dans son œuvre la grossièreté, l’ordure, la médisance, l’orgueil, mais que presque jamais n’apparaissent d’éléments précis qui seraient constitutifs de l’athéisme ou de l’antichristianisme.

Il y a dans cette étude magistrale, qui invalide en effet la plupart des documents cités par Thuasne et Lefranc, un premier point remarquable : la synthèse sur les « Apollons de Collège » met en évidence les usages rhétoriques de l’invective, qui permettent à ces humanistes d’employer les uns contre les autres des adjectifs lourds de sens avec une légèreté surprenante. Il ne faut pas confondre, souligne Febvre, les querelles d’anciens étudiants avec des fiches de police, et le mot « athée » jeté à la face d’un collègue poète ne doit en aucun cas être assimilé à une preuve formelle d’athéisme. La mise en garde est judicieuse, et le travail de Febvre donne toute son importance à une mesure prudente des significations relatives des termes dont l’historien des idées cherche la trace dans les textes qu’il lit : trouver un mot ne suffit jamais, une citation ne pense pas toute seule, un long processus de contextualisation est nécessaire pour faire véritablement parler les textes que l’on évoque.

Ces conseils de la prudence sont encore ceux d’un juge d’instruction, qui se refuse justement à assimiler trop vite polémique privée et élément matériel de preuve. Les pièces de Visagier, de Bourbon, de Scaliger doivent être retirées du dossier à charge. On peut pourtant noter, avant d’examiner le reste de ce dossier, que si l’invective n’est pas une preuve le mot, du moins, est là ; et qu’il ne suffit peut-être pas de dire qu’il ne doit pas être pris au pied de la lettre pour en avoir fini avec lui.

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Après les vers de circonstances viennent de plus lourdes pièces à charge : Postel, Calvin, Putherbe (pour ne pas citer le jésuite Garasse dont les invectives condamnent la moitié de l’humanisme au bûcher) fournissent à Thuasne et Lefranc l’essentiel de leur matériau. Là encore, Febvre a beau jeu de pointer les faiblesses de l’argumentation : Postel attaque Rabelais, mais c’est comme réformé et sectateur du « cénévangélisme ». Or c’est précisément ce motif – une trop grande sympathie de ton pour les milieux évangélistes et protoréformés qui entre 1532 et 1542 sont devenus des hérétiques – qui a en 1542 conduit la Sorbonne à mettre Rabelais à l’index : non pas comme athée, mais comme partisan de la Réforme. Il côtoie dans ce Catalogue des ouvrages visités Érasme, Œcolampade, Bucer, Zwingli, tous auteurs qu’il est ardu de taxer d’irréligion. Comme le dit Febvre : « Une fois de plus, par les bons soins de la Sorbonne, Rabelais prend place non dans la cohorte des libertins mais dans l’État-Major de la Réforme (Febvre, Op. cit., p. 121). »

Par ailleurs, Postel avait comme médecin d’autres motifs d’attaquer Rabelais : lui-même arabisant et grand défenseur des savoirs venus d’Orient, il pouvait attaquer en Rabelais l’auteur de la préface aux Lettres Médicales de Manardi, exprimant sa méfiance devant l’arabisme irraisonné et l’usage trop dogmatique des textes mal corrigés et mal compris d’Avicenne ou de Rhazès [9].

De même, Febvre réfute Putherbe : Gabriel de Puy-Herbault, moine de Fontevrault, semble bien n’être que l’instrument de querelles de personnes (un litige opposait ses protecteurs, les Sainte-Marthe, au père de Rabelais). De même encore Calvin, dont les attaques anti-rabelaisiennes sont tardives (1550), et révèlent aux yeux de Febvre la faiblesse essentielle de l’argumentaire : en effet Calvin attaque Rabelais parce qu’après avoir goûté de l’Évangile il se serait retourné contre lui. Pour le dire plus clairement : ses premières sympathies évangélistes, qui pouvaient l’apparenter aux réformés (au point de le faire condamner en 1542 par la Sorbonne) se sont par la suite transformées. La Réforme devenant rigide et schismatique, Rabelais partage également ses piques entre catholiques et réformés, et s’attire ainsi les foudres de Calvin. Mais à travers cette explication c’est tout un système d’argumentation que Febvre met au jour.

En effet, si les explications alléguées rendent compte de l’acrimonie des détracteurs de Rabelais, elles ne permettent pas de comprendre pourquoi c’est d’impiété que l’on accuse l’auteur du Pantagruel. Il faut pour cela, dit Febvre, comprendre le mode argumentatif propre aux théologiens et aux controversistes de l’époque. De même que chez les poètes et les polémistes « l’athéisme » constituait une invective fréquente, de même les théologiens et les controversistes se prévalent d’un mode de raisonnement qui autorise des accusations parfois aberrantes au regard des textes incriminés : ainsi pour eux aussi « l’athéisme » fait figure d’outil stratégique. Les accusations lancées contre Rabelais valent bien plus pour leur simple valeur de dénonciation que pour leur contenu sémantique effectif : autrement dit, l’athéisme est utilisé comme la figure abstraite de l’erreur et non pas comme une véritable identification théorique.

« Je dis controversistes : car enfin, ne raisonnons pas toujours comme si les Viret, les Calvin, les Estienne, les Castellion, et, dans l’autre camp, l’enragé Putherbe, tous ces témoins au poing tendu, étaient de graves et scrupuleux historiens des idées, cherchant à définir en conscience les sentiments de leurs contemporains. Des propagandistes, tous. J’allais dire : des prédicateurs. Et qui connaissent leur métier. Ils savent qu’il convient de crier : au loup ! de toute sa voix, si l’on veut frapper son auditoire — même quand le loup, surtout quand le loup est, tout au plus, un chien sans maître. Athée : le mot portait au milieu du xvie siècle » (Febvre, Op. cit., p. 127).

Ainsi l’athéisme a une valeur superlative : dans le cadre d’une défense de l’orthodoxie, le mot est utilisé pour rejeter l’accusé hors du champ de la doctrine reçue. Le terme a une fonction sectaire : il coupe l’athée présumé de la communauté de l’Église, il en fait un hérétique, un séparé. Son emploi ne peut pas nous permettre de conclure que l’homme ou l’œuvre que l’on qualifie ainsi sont intrinsèquement athées, mais simplement que l’on cherche à en faire des isolats doctrinaux, au moyen de mots violents, et vagues (superstitions, idôlatries, athéismes et antichristianismes divers se rejoignent ainsi comme synonymes fonctionnels, inutilisables par l’historien des idées si ce n’est pour définir un rapport polémique abstrait).

Dans ce cadre, l’accusation d’hérésie ne se présente que comme la conclusion d’une série de syllogismes qui visent à articuler deux énoncés : l’un, que l’on trouve explicitement dans l’œuvre, l’autre, sa conséquence nécessaire que l’auteur ne formule jamais et qui peut fort bien sembler absolument inconciliable avec le premier. Ainsi on tirera de Rabelais des preuves textuelles de l’athéisme, non pas au sens où l’athéisme constituerait une position explicitement revendiquée par Rabelais, mais au sens où un adversaire rompu aux méthodes argumentatives héritées de la scolastique y trouvera de quoi exercer son talent de dialecticien, tirant ainsi l’athéisme de textes qui ne le défendent pas. Febvre va donc étudier ces textes pour montrer à quel point les soi-disants audaces de Rabelais sont mièvres et timides, et à quel point le lecteur bienveillant doit reconnaître que l’on ne peut jamais passer de l’accusation contemporaine à une certitude doctrinale, dès lors que l’on n’utilise plus les modes argumentatifs propres aux controversistes du xvie siècle.

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Avant de se pencher maintenant sur les textes mêmes de Rabelais, il faut s’arrêter sur cette caractérisation de l’athéisme comme arme logique et polémique. La patiente étude de Febvre conclut fort logiquement sur l’impossibilité de l’athéisme : l’athéisme n’est qu’une figure de style, et Rabelais est tout au plus évangéliste (peut-être, mais à peine, un peu plus libre-penseur que la plupart des évangélistes). L’athéisme, remarque Febvre, est impossible pour un homme du xvie siècle, « siècle qui veut croire » : comprenons par là qu’il est impossible comme doctrine, et qu’aucun de ceux qui en sont accusés n’a réellement pu défendre ni même concevoir les positions qu’il se voyait ainsi reprocher. Mais, impossible comme conviction personnelle ou comme position doctrinale, l’athéisme est en revanche parfaitement courant, on l’a vu, comme outil : outil des polémiques littéraires, outil des controverses doctrinales. Et c’est ce point qui mérite qu’on s’y arrête : dans le moment même où Febvre démontre magistralement qu’il faut distinguer entre les « deux » athéismes (l’athéisme doctrinal et l’athéisme polémique), il confère au second une importance réelle dont il ne prend pas la mesure. Febvre répond par la négative à une première question (peut-on s’appuyer sur les témoignages de ses contemporains pour accuser Rabelais d’athéisme ?) mais sa réponse elle-même suscite de nouvelles interrogations que son enquête ne prend pas en charge : que signifie la récurrence de cette accusation dans ce siècle qui est censé être incapable d’en concevoir la signification effective ? Pourquoi utiliser, même pour polémiquer, cette attaque aberrante ? S’il ne nous permet pas de conclure à l’incroyance effective de Rabelais, quelle signification doit-on accorder à ce mot lorsqu’on le trouve si fréquemment sous la plume de ses contemporains ?

C’est précisément du concept d’outillage mental, élaboré par Febvre, qu’il faut repartir pour répondre à cette question : si l’athéisme n’appartient pas à l’outillage mental des hommes du xvie siècle, ou si l’outillage en question les empêche de le concevoir et de le défendre pleinement, il faut en revanche admettre au vu des mêmes preuves qu’avance Febvre que l’athéisme appartient pleinement à leur outillage discursif. Cet « outil discursif » ne sert pas à désigner celui qui a cessé de croire ou qui renie le Christ, mais à établir dans la masse mouvante des positions doctrinales des lignes de coupure nettes, et peut-être d’autant plus nettes que les doctrines sont elles-mêmes mobiles [10]. Le corps doctrinal de l’Église a toujours eu besoin, depuis Tertullien jusqu’à Trente, de l’hérésie comme instrument d’établissement du dogme. De l’arianisme à la Réforme en passant par les innombrables querelles et controverses sur la nature de la trinité, la fonction de la grâce ou la réalité de la communion, les frontières doctrinales se sont dessinées au fil des conflits – plus encore : l’hérésie peut être suscitée du sein même de l’Église comme dispositif visant à produire une vérité doctrinale dans le mouvement même de la polémique.

L’emploi constant et même excessif de l’accusation d’athéisme, à l’encontre de Rabelais parmi tant d’autres, nous semble relever de la même logique : identifier un adversaire au moyen de ces catégories superlatives, c’est rendre visible une frontière doctrinale vague. L’athéisme sert alors tout simplement à matérialiser une ligne de fracture qui, avant cette accusation, demeurait intangible, ou intérieure : dans l’invective, c’est une opposition interne qui s’extériorise, c’est une différence de sensibilité qui se trouve réinterprétée en conflit doctrinal. Il est dans ce cas très normal de voir accuser d’athéisme un Rabelais très croyant : rien ne l’empêche moyennant cette recompréhension d’être tout à fait religieux (au sens de sa conviction intime) et tout à fait athée (au sens de sa mise au ban d’une orthodoxie en train de se redéfinir en produisant ses propres frontières).

Ainsi, d’une part, l’athéisme n’est pas « impossible » au xvie siècle, mais il ne désignera plus une simple doctrine propre à un individu : il n’y aura athéisme que dans le rapport d’une position à une autre, la première cherchant à disqualifier la seconde en lui donnant le nom de l’hérésie absolue. Rabelais peut bien être athée en ce sens : cela signifie simplement que ses détracteurs quels qu’ils soient ont lu chez lui de quoi refuser de l’accueillir comme une variation interne de leur doctrine. Sens faible de l’athéisme, si l’on veut, mais pas insignifiance : dans le jeu de l’invective rhétorique et de la condamnation théorique s’articule en effet la définition, par les différents auteurs concernés, de leurs représentations du champ doctrinal possible. D’autre part, on est alors conduit à se demander ce qui chez Rabelais prête le flanc à ces différentes accusations : il ne s’agit plus alors de rechercher dans le texte de Rabelais des traces effectives de l’athéisme comme déclaration explicite d’incroyance, mais d’y repérer ce qui explique que, du point de vue d’un Postel, d’un Calvin, d’un Puy-Herbault, Rabelais devait être dénoncé comme un fauteur d’hérésie, et ainsi isolé du champ de l’orthodoxie.

2. L’ATHÉISME DANS LE TEXTE DE RABELAIS :
LA CONFIGURATION ROMANESQUE.

La méthode de lecture de Febvre, qui étudie les textes de Rabelais comme autant de nouvelles pièces de son dossier d’instruction, est par elle-même instructive : pour montrer que Rabelais ne peut être athée, Febvre va systématiquement mettre en évidence la banalité de ses thèses, concluant que les textes ne prouvent pas l’athéisme de Rabelais, puisqu’ils ne contiennent que des opinions modérées, bénignes, trop répandues pour que l’on puisse sérieusement les considérer comme « athées ». Or on va voir en reprenant ces textes que, si l’on ne peut en effet pas lire chez Rabelais un athéisme doctrinal sérieux, parce qu’une telle lecture obligerait à retrouver cet athéisme chez un grand nombre d’autres auteurs et à admettre ainsi l’existence d’un « courant athée » absolument aberrant, en revanche on doit y rechercher les lieux auxquels s’articule l’accusation rhétorique et « positionnelle » d’athéisme – une fois que l’on a admis le déplacement de sens que devait subir celle-ci. A ce titre la « banalité » individuelle des énoncés rabelaisiens au regard de l’ensemble des énoncés qui leurs sont contemporains n’a pas à entrer en ligne de compte : seule la configuration textuelle singulière dans laquelle ces énoncés sont pris fait sens, et permet d’expliquer comment Rabelais a pu se trouver rejeté de l’autre côté d’une frontière théorique tracée par les orthodoxies religieuses de son temps – « les » orthodoxies, parce qu’il est évident que les positions respectives des différents accusateurs de Rabelais sont extrêmement variées, et opposées entre elles : ce n’est donc pas simplement une doctrine qui rejette Rabelais, mais une série de positions qui se définissent en affirmant leur incompatibilité doctrinale avec son œuvre.

Banalité de Rabelais

La première série de textes évoqués par Febvre (Op. cit., livre II) est utilisée par Abel Lefranc pour prouver, au contraire de Febvre, le caractère éminemment irrévérencieux et anticlérical de Rabelais, à l’appui de sa thèse centrale selon laquelle Rabelais laisserait affleurer sans cesse un athéisme rare dans son siècle. Le mêmes pièces font donc l’objet d’une instruction à charge et à décharge : partout où Lefranc a voulu voir des piques dirigées contre la religion, le clergé et l’évangile, Febvre va se faire un devoir de montrer leur innocuité. Dans une certaine mesure, l’argumentaire de Febvre est commandé par celui de Lefranc : là où Lefranc interprète Rabelais pour y déceler un athéisme souvent crypté sous forme de hardiesses ponctuelles, Febvre va émousser ces hardiesses en proposant de chaque texte une lecture qui s’en tient strictement à la lettre pour la projeter sérieusement sur son contexte.

L’argument principal de Febvre consiste alors à ramener Rabelais à la banalité en posant que la thèse de Lefranc ne tient que par sa date, et que ce qui semble singulier et irréligieux en 1938 ne l’est pas dans le monde intellectuel de 1538. Travail d’historien, puisqu’il s’agit de rendre minutieusement vie, pour chaque passage incriminé, à un intertexte avant la lettre qui montre son caractère commun : en réalité, comme on va le voir, il va s’agir plus précisément de sélectionner chaque fois l’ensemble d’énoncés sur lequel projeter le texte de Rabelais pour que sa singularité se dissolve. Febvre va donc implicitement travailler à faire de Rabelais un plagiaire de génie.

Ce premier groupe de textes (qui comprend pêle-mêle l’absence d’église ou de chapelle à Thélème, quelques plaisanteries gaillardes, quelques impiétés verbales souriantes, quelques farces de carabin) est anodin, dit Febvre, pour peu qu’on le rapporte aux pratiques courantes des moines de son ordre : ainsi la prédication franciscaine, chez Menot ou chez Maillard, offre déjà bon nombre des piques que Lefranc découvre chez Rabelais, et considérer Rabelais comme un franciscain permet de reconstituer de façon bien moins anachronique la genèse d’une bonne partie de son ironie anticléricale [11]. Il y a dans l’acidité des franciscains contre l’institution même de la religion quelque chose qui préfigure l’évangélisme duquel Rabelais est si proche [12].

Or, si le travail de l’historien consiste en effet à replacer le texte dans l’ensemble des énoncés dont il est proche, ce n’est peut-être pas là que se joue véritablement la possibilité de l’athéisme chez Rabelais. Si Febvre est dépendant de l’argumentaire de Lefranc, c’est qu’il ne peut au fond que répéter, en une antithèse érudite et très convaincante, que les audaces de Rabelais sont communes, que leur force satirique est émoussée. Mais la satire, précisément, n’est peut-être pas le meilleur lieu discursif de l’athéisme rabelaisien. Une attitude est commune à Lefranc et à Febvre, selon laquelle l’athéisme se traduit dans des audaces textuellement repérables et historiquement assignables. Or Rabelais ne parle pas seulement « contre », et son audace n’est pas seulement une audace de position : il ne faut peut-être pas le lire en cherchant dans le texte de quoi seulement projeter chaque passage sur ce qu’il dénonce, parodie ou brocarde. Les textes sur lesquels Febvre poursuit son travail de neutralisation vont confirmer ce soupçon.

*

Il y a des passages ou des épisodes précis des livres de Rabelais que l’invocation de l’esprit franciscain ne suffit pas à neutraliser. Febvre en identifie plusieurs : ainsi sur la question de l’immortalité de l’âme, sur l’éternité du monde, sur le naturalisme médical, on peut produire des textes ou de simples citations qui méritent en autre traitement que les saillies du moine. La célèbre lettre de Gargantua à son fils (PA, VIII [13]) semble par exemple omettre toute mention de l’immortalité de l’âme, et ne décrit de survie que dans la succession des générations : cette fois, c’est en projetant Rabelais dans un contexte doctrinal surdéterminé que Febvre répond à l’accusation (la description du monde réconcilié par l’harmonie des éléments à la fin de la lettre n’est pas une déclaration d’intention scientifique mais une peinture courante du monde postérieur au Jugement dernier ; la culture médicale de la Renaissance comprend une noétique spécifique qui peut considérer sans hérésie qu’en de certains sens l’esprit meurt ; enfin la noétique averroïste a depuis deux siècles rendu de tels propos peu révolutionnaires, et les hardiesses masquées de Rabelais font pâle figure à côté des défenses de l’intellect unique que produisent jusqu’à Rome certains chrétiens lecteurs des commentaires padouans).

Si les contextes doctrinaux et textuels ne sont plus les mêmes, la démarche est désormais familière : sur un thème dangereux, controversé ou difficile, Febvre cherche à montrer que la position rabelaisienne est moyenne, normale, banale. Rabelais ne peut donc pas être athée (au sens fort : cela lui est impossible), puisqu’il adopte sur des matières philosophiques une position courante de l’humanisme, et même relativement modérée par rapport à beaucoup de ses contemporains. Lorsque l’on compare la faiblesse des indices textuels à l’ensemble des thèses psychologiques ou noétiques du temps, l’absence d’une doctrine explicite de l’immortalité de l’âme paraît au-dessus de tout soupçon – quel intérêt y aurait-il d’ailleurs, remarque Febvre, à prêcher à des lecteurs populaires des doctrines philosophiques si complexes et si savantes ?

Autre dossier, et même méthode : au chapitre XXX du Pantagruel, Panurge recolle la tête coupée d’Épistémon, qui se trouve ainsi « guery habillement, excepté qu’il feut enroué plus de troys sepmaines » (PA, XXX, 322). Il y a là de quoi intenter un procès en matérialisme, jugent Thuasne et Lefranc. Rien de plus banal, répond Febvre : et de comparer ce chapitre à la guérison de Renaud par Maugis dans le chapitre XI des Quatre fils Aymon, qui montre les mêmes étapes et les mêmes techniques de rebouteux – Febvre soulignant au passage qu’il n’y a rien de commun entre ce protocole médical bouffon et la sobre convocation par laquelle le Christ des Évangiles rappelle Lazare ou la fille de Jaïre. Panurge n’est donc pas une satire du Christ, il est un écho supplémentaire du roman populaire, dans lequel Febvre prend plusieurs autres exemples de résurrections improbables gagnées par de miraculeux onguents. A nouveau un système de textes réduit l’originalité, remet en perspective audaces et inventions ; à nouveau l’érudition contextuelle neutralise les conclusions doctrinales hâtives de Thuasne ou de Lefranc.

Dans tous les cas, Febvre part du principe qu’il n’y a pas d’originalité théorique chez Rabelais. Ce principe le conduit à démontrer avec érudition et conviction que les thèses de Rabelais ne sont pas nouvelles : cela bien sûr conduit à une alternative élémentaire, aux termes de laquelle on doit exempter Rabelais du soupçon d’hérésie, d’athéisme ou d’irréligion, ou bien se résoudre à en convaincre avec lui toute la tradition produite par Febvre. Pour ce faire, Febvre utilise principalement deux techniques : la première, dont on a vu plusieurs exemples, consiste à projeter l’épisode incriminé sur un ensemble de textes semblables à quelque titre que ce soit, mais antérieurs, démontrant ainsi qu’il n’y a pas d’audace ni de nouveauté dans le propos rabelaisien. La seconde consiste inversement à mesurer les formules rabelaisiennes à l’aune d’autres audaces doctrinales (par exemple celles d’Agrippa, dont le De occulta philosophia de 1532, chapitre VIII, 1, développe des conceptions très hétérodoxes, et nourries de magie, concernant la rétention de l’âme dans le corps après la mort et la possibilité pendant cette rétention d’opérer une résurrection magique du mort). Rabelais n’a jamais écrit de pareils textes : Febvre montre ainsi qu’il n’est pas seulement banal, mais même très en-deçà des thèses vraiment hardies du premier xvie siècle.

Le succès du procédé est total, quel que soit l’environnement textuel ou doctrinal qu’il invoque, au point que la plasticité de son mode argumentatif constitue, peut-être, la véritable pierre d’achoppement de la thèse de Febvre dans ce premier livre. Ainsi, à propos de la lettre de Gargantua, et plus généralement à propos de l’absence de mention explicite de l’immortalité de l’âme, Febvre montre la banalité de Rabelais au regard de la psychologie et de la noétique de son temps. Puis, à propos de la résurrection d’Épistémon, il montre la banalité de Rabelais, mais cette fois au regard de la tradition des romans de chevalerie en langue vulgaire (Les Quatre fils Aymon). Mais pourquoi cet opportunisme ? Mobiliser le contexte spécifique du texte a ses vertus érudites, mais cela revient aussi à prononcer un sévère cloisonnement des registres dans lesquels chaque passage doit impérativement s’inscrire pour se révéler commun. L’onguent ressucitatif de Panurge n’est banal qu’au regard de la tradition romanesque, pas si on le rapporte à la psychologie médiévale (où il devient franchement curieux). Il faut donc décider soigneusement, passage après passage, du « milieu banal » dans lequel projeter le texte pour le neutraliser, et cette décision entraîne une conception implicite de la segmentation du texte en séquences et en registres hétérogènes.

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L’instruction à décharge de Lucien Febvre conduit ainsi son auteur à distribuer avec une dextérité confondante tous les textes « suspects » sur les références qui les neutraliseront, ou sur les énoncés qui les feront pâlir. Mais cette sélection fine interdit l’équivocité : chaque passage n’est susceptible que d’un seul « contexte neutralisateur ». Que se passe-t-il si d’aventure on cherche à revenir en deçà du compartimentage étroit des registres textuels ? Que deviennent les formules rabelaisiennes, si l’on restitue au texte son pouvoir équivoque, c’est-à-dire ses compositions simultanées d’enjeux et de plans d’interprétation différents ?

Par exemple, que se passe-t-il concrètement lors de la résurrection d’Epistémon ? Panurge, à l’aide d’onguent et de manipulations parodiquement médicales, ressuscite un décapité. En un sens, c’est là une bouffonnerie de carabin, qui se superpose au démarquage surchargé d’un épisode romanesque classique, comme le montre Febvre. En un autre sens, plus à ras du texte, une matière rend ici vie à la matière. C’est même le strict immanentisme de l’épisode que Febvre avance comme la clef de la banalité de ce passage : c’est parce que l’opération de Panurge ne fait jamais appel à la moindre force surnaturelle, ni au moindre souffle, ni à la moindre transcendance, qu’elle ne s’égale jamais à la résurrection de Lazare ni de la fille de Jaïre. Mais il suffit d’accentuer différemment la lecture, ou de prendre autrement le texte (il suffit en fait d’éviter de le catégoriser arbitrairement) pour que sous la bouffonnerie pointe une conception très articulée du souffle matériel de l’âme. Que les esprits soient ici des souffles matériels, ce n’est pas seulement une conception banale au regard de la médecine du temps, c’est aussi, et avant tout, une conception issue de la médecine du temps ; cette conception n’est pas irréligieuse en soi, mais elle est présente, et coexiste avec d’autres conceptions ou d’autres points de vue. Si l’on ne distingue pas a priori un passage « doctrinal » d’un passage « grotesque », ou d’un passage « romanesque », le démarquage des Quatre Fils Aymon ne peut-il cohabiter avec le matérialisme intentionnel de l’épisode ? Et les significations différentes de ces textes ne coopèrent-elles pas non seulement à l’intérieur de chaque épisode, mais d’un épisode à l’autre, à l’intérieur de l’œuvre entière ?

Il ne s’agit pas du tout de soutenir contre Febvre qu’il y aurait bien, tous comptes faits, des « preuves d’athéisme » dans Rabelais, fût-ce par l’intermédiaire de bribes de thèses empruntées aux différents savoirs du temps, mais que leur caractère parcellaire n’autoriserait cependant pas à négliger. Ce n’est pas par une logique du soupçon que l’on peut contourner les démonstrations érudites de Febvre : cela reviendrait à chercher un nouveau voile à soulever, un autre horizon de sens « extra-rabelaisien » sur lequel prolonger Rabelais, au-delà de Febvre et pour lui opposer une vérité du texte encore plus profonde parce qu’encore plus déduite, et plus dépendante aussi d’un matériel étranger au texte proprement dit. Il s’agit au contraire de revenir en-deçà du « soupçon érudit » pour considérer que l’œuvre constitue un plan unique, qu’il n’est pas possible de fractionner pour le laver ensuite, partes extra partes, de toute accusation d’athéisme, grâce à des neutralisations ciblées. Le roman chevaleresque, l’esprit franciscain ou la médecine italienne ne peuvent rendre raison du texte à temps partiel, à moins de considérer que Rabelais écrit tantôt en médecin, tantôt en franciscain, tantôt en romancier populaire. Il faut au contraire dire que les puissances de l’œuvre, comme celles de l’auteur, sont co-présentes et co-agissantes dans ses cinq livres, et que c’est précisément parce qu’il est en permanence comptable de tous les discours qu’il tient que Rabelais pourra peut-être, en dernière analyse, s’avérer plus « athéiste » qu’il n’y paraît. L’immanentisme du texte, comme celui des médecines matérielles dans l’épisode d’Épistémon, recèle peut-être des drogues plus fortes que ne veut les voir Febvre.

Le déni de transcendance

Afin de répondre définitivement à l’accusation selon laquelle Rabelais passerait intentionnellement sous silence le dogme de l’immortalité de l’âme, Febvre finit par citer un passage fameux du Quart livre :

« Je croy que toutes âmes intellectives sont exemptes des cizeaulx de Atropos ; toutes sont immortelles, anges, démons, et humaines. » (QL, XXVII, 603)

Cette déclaration de Gargantua doit achever de nous convaincre que non seulement Rabelais est loin d’attaquer les doctrines essentielles de la religion chrétienne, mais qu’encore il en répète fidèlement les principaux articles. Or ce passage appartient à un chapitre qui pose un problème particulier, un problème que Febvre n’aborde pas comme tel et sur lequel il faut revenir : de même qu’il cloisonne arbitrairement les différents registres du texte, de même Febvre semble parfois négliger l’économie générale d’un chapitre au profit d’une déclaration isolée qu’il y sélectionne. En reprenant l’étude de ce chapitre à l’interprétation complexe, on va tenter de définir plus précisément cet « immanentisme » que Febvre lui-même voyait se manifester dans la résurrection d’Épistémon sans peut-être en mesurer tous les effets.

La phrase prononcée par Pantagruel, que Febvre cite pour asseoir définitivement l’orthodoxie de Rabelais sur un point essentiel du credo, s’inscrit dans un épisode important du Quart Livre, qui comprend les chapitres XXV à XXVIII : la visite de l’île des Macrœons. Cette phrase n’a pratiquement aucun sens si elle n’est pas correctement contextualisée. L’épisode est en effet entièrement consacré à la question de la mort des héros. Après une tempête épouvantable, Panurge et ses compagnons abordent une île où demeure le peuple des Macrœons [14], et leur chef le Macrobe [15] leur apprend que l’île est le refuge des « Dæmons et Heroes » vieillissants, dont la mort est toujours annoncée par de grands prodiges célestes et climatiques : la mort de l’un d’entre eux est donc la cause probable de la tempête dans laquelle ils ont été pris. Pantagruel et Épistémon abondent alors dans le sens du Macrobe, en évoquant les prodiges qui accompagnent la mort des héros, en citant parmi ceux-ci Guillaume du Bellay [16], Anchise, et a contrario Hérode – lequel voulut faire exécuter les notables juifs au moment de sa mort, pour que la population de Judée se lamente et fasse ainsi croire à l’étranger qu’avec Hérode c’était un héros qui mourait : ainsi les lamentations populaires sont assimilées aux prodiges célestes, manifestations comparables de la mort des héros.

Poursuivant cette assimilation, qui est aussi une naturalisation, Pantagruel déclare au chapitre XXVII que les cieux en annonçant la mort des héros se comportent comme des médecins et, de même que ceux-ci préviennent la famille de régler ses affaires et de préparer ses proches à la mort d’un parent, de même ceux-là donnent avis aux hommes, avant la mort d’une « heureuse ame », de se dépêcher de recueillir tout ce que d’elle ils désirent « scavoir, apprandre, entendre, congnoistre, preveoir touchant le bien et utilité publicque ou privée » (QL XXVI, 602). Ainsi les prodiges annonciateurs ne remplissent pas un autre office que les médecins : ils appartiennent au genre de l’interprétation des signes naturels (de même Épistémon dira un peu plus bas que, par les prodiges atmosphériques, les cieux réclament le héros parce qu’il leur est dû « par propriété naturelle »). D’autre part, de même que les lamentations populaires étaient assimilées aux prodiges célestes dans le cas d’Hésiode, de même les raisons de la « prédiction » céleste qu’avance ici Pantagruel sont essentiellement tournées vers les liens humains et sociaux, et la seconde louange, celle du Seigneur de Langey, qui intervient alors dans le chapitre XXVII, répond à celle de Guillaume du Bellay au chapitre XXVI pour donner un tour civil à tout ce discours.

Puissances célestes naturalisées dans leur cause formelle, et civilisées dans leur cause finale : rien d’irréligieux dans ce propos, mais un principe d’immanence constant semble guider le récit. On peut dire avec Febvre que cet immanentisme est un garant d’orthodoxie : en donnant aux héros une valeur simplement civile, et aux prodiges qui accompagnent leur trépas un sens purement naturaliste, Rabelais évite de tomber dans le paganisme, et se garde de tout rapprochement hérétique. Toutefois dans ce cas l’immanence est une excuse, une atonie, presqu’un défaut : c’est le procédé par lequel le texte se borne, et non plus la puissance propre qu’il choisit de mettre en œuvre. Or cette puissance se manifeste d’autant mieux que l’on avance dans l’épisode.

Ainsi, après qu’Épistémon ait commenté la mort du Seigneur de Langey, Frère Jean propose un sujet de débat savant (il veut, dit-il, devenir clerc, et exercer son « entendouoire ») :

« (…) ces Heroes icy et Semidieux des quelz avez parlé, peuvent-ilz par mort finir ? Par nettre dene je pensoys en pensaroys qu’ilz feussent immortelz, comme beaulx anges, Dieu me le veueille pardonner. Mais ce reverendissime Macrobe dict qu’ilz meurent finablement. » (QL XXVII, 603)

Cette quaestio est un piège, que tout le début de l’épisode a noué, et qui conduit même à sa perte la lecture neutralisante de Febvre. L’alternative est la suivante : ou bien on affirme que les héros et semidieux sont immortels, et aux termes de la question elle-même on les assimile aux anges, tombant ainsi dans le paganisme ; ou bien on leur refuse l’immortalité, comme le fait le discours de Panurge qui calcule la durée de vie des « Semidieux, Panes [faunes], Satyres, Sylvains, Folletz, Ægipanes, Nymphes, Heroes, et Dæmons » d’après les bons auteurs : mais on risque alors de pousser trop loin la « naturalisation » des héros et, leur ayant assimilé tous les esprits, c’est à leur âme même que l’on finira par refuser l’immortalité. C’est à ce moment qu’intervient la déclaration de Pantagruel que cite Febvre :

« Je croy (dict Pantagruel) que toutes ames intellectives sont exemptes des cizeaulx de Atropos. Toutes sont immortelles : Anges, Dæmons, et Humaines. » (id.)

Pantagruel prend donc la parole pour mettre des bornes à la « réduction à l’immanence » du débat sur la survie de l’âme héroïque et son immortalité. Et pourtant, cette déclaration d’une rigoureuse orthodoxie, qui reprend le credo, est aussitôt illustrée par « une histoire bien estrange, mais escripte et asceurée par plusieurs doctes et sçavans Historiographes à ce propous » (id.) : cette histoire, qui va faire l’objet du dernier chapitre de l’épisode, est celle de la mort de Pan.

Le chapitre XXVIII est en effet consacré au récit par Pantagruel de l’annonce de la mort de Pan. L’épisode est tout entier démarqué du chapitre XVII du traité De Cessatione oraculum de Plutarque. La plus grande partie du récit de Pantagruel suit fidèlement Plutarque : il raconte de quelle façon une voix inconnue hèle depuis le rivage Thamous [17], pilote égyptien d’un navire mouillant près des côtes des Cyclades, pour lui enjoindre de proclamer la mort de « Pan le grand Dieu » (QL XXVIII, 604 [18]). Perplexe, Thamous et ses compagnons de navigation choisissent de s’en remettre pour décider de leur attitude à l’état du vent : s’ils rencontrent un vent de face, ils passeront outre, si la mer est calme, ils obéiront à l’injonction. La mer se trouvant calme, Thamous proclame la mort de Pan d’une voix forte, et des soupirs et des cris lui répondent depuis le rivage, tout le pays se lamentant de la mort du grand Dieu, au point que le bruit en parvient jusqu’à « Cæsar lors empereur en Rome » (id. 605).

Ainsi Thamous et ses compagnons, qui naviguent comme Pantagruel et les siens, sont confrontés à l’annonce de la mort des héros comme aussi Pantagruel et ses propres compagnons dans l’île des Macrœons : le récit tiré de Plutarque conclut donc logiquement l’épisode des Macrœons en mettant en abîme la situation des compagnons de Pantagruel. On peut alors imaginer que la mort de Pan est destinée à tirer la leçon générale du passage : on y retrouve d’ailleurs la plupart des éléments problématiques qui ont été évoqués dans les chapitres précédents (la mort d’une âme exceptionnelle, les signes guettés par les témoins pour attester de cette mort, les lamentations populaires, et le retentissement de ce trapés jusque dans le gouvernement des cités). Et pourtant le récit de Pantagruel est étrange à plusieurs titres.

Tout d’abord, Pantagruel comme on l’a dit démarque ici le traité de Plutarque que Panurge vient d’évoquer (QL XXVII, 603) comme autorité pour légitimer son calcul de la durée de la vie des héros. Ainsi le géant emprunte-t-il un épisode au même traité que citait Panurge lorsqu’il a dû l’interrompre pour le rappeler au credo : étrange retournement d’attitude. Retournement d’autant plus étrange que, tandis qu’il semblait rappeler le credo contre la thèse de la mortalité des âmes héroïques, Pantagruel choisit précisément de relater la mort d’un Dieu. Que comprendre ? Le De Cessatione oraculum est fréquemment utilisé par les humanistes dans un but apologétique : la fin des oracles païens marquerait la venue du Christ, et le remplacement des fausses divinités par le seul vrai Dieu, ou des fausses médiations par le seul vrai Lien [19]. Il serait commode de voir dans cet usage apologétique la clef de tout l’épisode des Macrœons : pour clore les divagations paganisantes qui ont jalonné les chapitres précédents, Pantagruel livrerait à travers le démarquage de Plutarque le vrai sens de la mort des héros dont l’île des Macrœons est le lieu propre ; ce sens résiderait ainsi dans le remplacement des héros et des divinités païennes par le Christ, grand exorciste du paganisme. La mort des « Heroes et Dæmons » serait donc une mort allégorique, dans laquelle se jouerait en réalité la conversion du paganisme au christianisme, et c’est au fond la cessation des oracles et la mort des dieux païens qu’annonçait la tempête qui précédait l’épisode des Macrœons. Dans ce cas l’intention globale de Rabelais dans ce passage serait proche de celle de son contemporain Guillaume Budé dans son De Transitu hellenismi ad christianismum (1535) : Budé cherche en effet à accomplir la conversion de la sagesse païenne en sagesse chrétienne, en incitant en particulier les lettrés à n’utiliser la science des textes profanes que comme propédeutique à la science sacrée [20].

Cette interprétation satisferait l’inquiétude que peut parfois susciter l’équivocité du récit rabelaisien : elle achèverait l’épisode dans une proclamation d’orthodoxie prisée des humanistes, et donnerait in fine raison à Febvre, qui saisirait avec sa citation du chapitre XXVII l’intention essentielle du passage. Pourtant ce schéma ne tient pas : en effet, une fois achevé le récit tiré de Plutarque, Pantagruel conclut le chapitre XXVIII et avec lui l’épisode entier des Macrœons en proposant sa propre interprétation de la mort de Pan :

« Toutefoys je le interpreteroys de celluy grand Servateur des fideles, qui feut en Judée ignominieusement occis par l’envie et iniquité des Pontifes, docteurs, presbtres, et moines de la loy Mosaicque. Et ne me semble l’interpretation abhorrente. (…) Car cestuy tresbon tresgrand Pan, nostre unique Servateur, mourut lez Hierusalem, regnant en Rome Tibere Cæsar. » (QL XXVIII, 605).

Ainsi c’est au Christ même que selon Pantagruel s’applique la mort de Pan : si le récit tiré de Plutarque doit servir de morale et de conclusion à l’épisode des Macrœons, c’est donc dans un sens bien différent de ce que l’on pouvait imaginer. C’est en effet tout le thème de la mort des héros, jusques et y compris la « transition » des divinités païennes, qui se trouve emblématisée par la mort du Christ. Et cette interprétation « non abhorrente » (littéralement « pas absurde ») est d’autant plus étonnante ici qu’elle n’est suivie de la mention d’aucune résurrection : le chapitre se clôt sur la méditation de Pantagruel qui demeure silencieux et pleure la mort du Christ :

« Pantagruel ce propous finy resta en silence et profonde contemplation. Peu de temps après nous veismes les larmes decouller de ses œilz grosses comme œufz de Autruche. Je me donne à Dieu, si j’en mens d’un seul mot. » (id.)

Qu’est-ce à dire ? Faut-il pleurer la mort du Christ comme celle des âmes héroïques et des divinités païennes ? On est forcé d’admettre que le credo de Pantagruel que citait Febvre se trouve rétrospectivement bien isolé dans son chapitre : s’il joue le rôle de rappel formel de l’immortalité des âmes, c’est au milieu d’un passage élégiaque qui pleure la mort des âmes exceptionnelles (où l’on mêle les héros, les démons, les feux follets, les dieux antiques, et le Christ). Dans cet écrasement immanentiste plus de résurrection au sens chrétien : le plan spirituel a été pour ainsi dire réservé par le credo de Pantagruel, mais le fait même de la mort du Christ est assimilé à la mort des Héros sans qu’aucune précaution ne vienne distinguer les formes de trépas. Est-ce le matériau folklorique (sylvains et folletz), mythique (Pan et les satyres) et civique (les seigneurs et les héros) qui se trouve ainsi tout entier mis au service de l’évocation de la mort du Christ, ou est-ce elle qui se trouve réinterprétée sous les formes de la « discession des héros » ? Que Pantagruel se lamente sur la mort du « servateur » dans l’île qui sert d’hospice aux grandes âmes, n’est-ce pas le signe d’un dénouement des liens qu’il déplore lui-même ?

*

Notons tout d’abord qu’aborder le thème de la mort des héros, à ce stade des « cronicques gigantales » de Rabelais, constitue manifestement une mise en abyme du propos. C’est en effet, depuis le Tiers Livre, une vaste « transition » qui se joue dans la distribution des rôles et des personnages rabelaisiens : après les deux premiers livres de Rabelais, consacrés aux aventures des géants mythiques, Panurge est en train de devenir la figure centrale du récit, et l’économie propre du cosmos gigantal s’effondre. L’épisode de la « remise des dettes » de Panurge par Pantagruel, au début du Tiers Livre [21], voyait le géant endosser le rôle même de rédempteur christique, obligeant alors Panurge à assumer lui-même la tâche de reconstruire les liens du monde dénoués par la rémission des dettes. Dès lors les géants entamaient leur lent effacement devant la quête panurgique, et c’est cette quête même qui constituait à la fin du Tiers Livre le moteur des navigations. La question de la mort des héros, c’est donc aussi celle de l’effacement des géants, et Pantagruel à la fin du chapitre XXVIII pleure indistinctement sur la « cessation » des héros, des démons, du Christ, et du géant qu’il est lui-même.

Mais que devient alors la foi rabelaisienne ? Que devient l’entreprise de « blanchiment » menée par Febvre ? Il n’est toujours pas question d’opposer ici aux démonstrations érudites de l’auteur de la Religion de Rabelais une quelconque « preuve d’athéisme » tirée du texte ; mais il faut reconnaître que cet épisode dont la composition romanesque finit par mettre sur le même pied la mort des héros, la fin des oracles et la mort du Christ pose un problème aux défenseurs de l’évangélisme rigoureux de Rabelais. Et, pour n’évoquer que les pièces de la démonstration de Febvre, l’épisode des Macrœons ainsi pris dans son économie générale semble réduire à la portion congrue le bref credo de la fin du chapitre XXVII. Paradoxalement, seule la lecture « univocisante » de Febvre pourrait ici réellement créer un problème de doctrine : elle seule en effet, en obligeant à choisir le registre unique et le sens univoque du passage, pourrait considérer qu’une pleine contradiction oppose le credo de Pantagruel rappelant l’immortalité des âmes, et le récit de la mort du Christ. Comment s’en tire Febvre ?

Febvre dit, sans s’en offfusquer, sans mesurer peut-être le poids de sa déclaration, que de toute évidence Rabelais croit à l’immortalité de l’âme, mais que ce n’est tout simplement pas de cette vie-là qu’il s’occupe. La mort des héros qu’évoque l’épisode, pas plus que celle des satyres ou des semidieux, et pas plus que celle du Christ lui-même, n’est la mort de l’âme intellective : c’est la mort sensible et charnelle, la mort affligeante dont le meilleur chrétien se lamente : « Il sait bien que la partie spirituelle de son âme ne suivra pas le sort de son corps, et que Dieu le rappellera à lui. Il est sans inquiétude à ce sujet. Et comme il a la foi, il a l’espérance d’être justifié et promu à la vie éternelle. Mais ce qui lui fait deuil, malgré tout, c’est l’idée de quitter ce monde familier, de renoncer à ses affections présentes, de rompre tant de liens si doux qui l’attachent sur cette terre aux hommes et aux choses. Faiblesse, mais bien humaine. (…) Le chrétien est un homme. Un pauvre homme. Et qu’il souffre de la mort, Dieu l’a voulu ainsi. » (Febvre, Op. cit., p. 183).

Ainsi un peu plus loin Panurge épouvanté par une baleine verra la mort approcher pour lui et ses compagnons : et c’est Atropos justement, dont les âmes intellectives ne connaissent pas « les cizeaulx », que Panurge décrira perchée sur la hune :

« Nous sommes tous mors à ce coup. Je voy sus la hune Atropos la felonne avecques ses cizeaulx de frays esmouluz preste à nous tous coupper le filet de vie. » (QL XXXIII, 617)

S’il n’y a pas là contradiction avec le credo, c’est bien que le dispositif du texte permet la coexistence de plans de sens différents : Rabelais obéit ainsi à une très ancienne partition des domaines [22], qui autorise l’humaniste à rappeler le credo dans sa pureté, tout en évoquant dans le même temps la mort bien réelle des hommes, des démons et des héros ; et de cette mort charnelle et immanente les dieux mêmes meurent, et le Christ n’y fait pas exception.

L’évocation de la mort des héros et de la mort du Christ ne serait alors pas hétérodoxe : elle ne concernerait que ce « vivre temporel » ou naturel dans le plan duquel se meut tout le récit rabelaisien [23], et le credo de Pantagruel ne constituerait plus alors sur ce fond qu’un rappel ponctuel de la rectitude doctrinale. Comme le dit très justement Frère Jean à propos des calculs de Panurge sur la vie des héros : ce n’est point là « matière de bréviaire » [24]. Ainsi l’invocation de l’immanence comme clause d’innocuité des récits rabelaisiens se retourne en son contraire : c’est elle qui servirait de fil directeur à la composition narrative de tous les passages « litigieux » évoqués par Febvre, et pour peu qu’on la thématise comme telle elle cesse de jouer comme pure fonction de neutralisation des énoncés pour remplir le rôle inverse, et désigner précisément le cœur de leur puissance. En effet c’est le déni de transcendance qui permet à Rabelais de décrire la mort de Pan comme mort du Christ et de s’y arrêter, sans mention d’aucune résurrection ni d’aucun salut ; et c’est ce même déni qui fonctionnait déjà dans les épisodes précédents : immanence de l’onguent ressuscitatif utilisé par Panurge pour guérir la « couppe testée » d’Épistémon, immanence de la mort des héros, immanence encore de la survie personnelle dans la continuité des générations (qu’affirmait la lettre de Gargantua) : ainsi le « chiffre » de tous ces épisodes n’est pas dans l’identification des « contextes neutralisateurs » qu’il faut invoquer pour les banaliser, mais dans la concentration du récit sur les figures de l’immanence, charnelle, matérielle et civile.

CONCLUSION
LA LANGUE DE RABELAIS

Cette « immanence » que nous évoquons à propos de l’épisode des Macrœons n’est cependant pas pensable comme un contenu doctrinal déterminé : Rabelais ne « défend » pas l’immanence contre – contre la transcendance, la religion, la foi, ou l’existence de Dieu. Si l’on s’est si longuement arrêté sur ce passage, sans pourtant pénétrer très loin dans l’interprétation de ses significations possibles, c’est parce qu’au-delà de l’immanence prise comme thème il nous a semblé particulièrement représentatif du rôle que joue chez Rabelais l’immanence prise comme mode de composition du texte.

On aborde alors l’idée de configuration romanesque comme facteur de la véritable dangerosité doctrinale d’un ensemble d’énoncés qui, Febvre a raison, sont inoffensifs pris individuellement. La langue de Rabelais a en effet cette caractéristique de refuser, contre le procédé que lui impose Febvre, d’ordonner a priori ses registres et ses significations. Elle ne cherche pas à dire où est le vrai et où est l’apparence. Elle refuse de se hiérarchiser verticalement à partir d’une vérité doctrinale ou révélée qui reprendrait toutes ses figures comme autant de formes illusoires ou simpement plaisantes. Il n’est donc pas possible de projeter Rabelais sur « le » contexte textuel qui révèle enfin la vérité de l’œuvre, ni pour la neutraliser du point de vue doctrinal, comme Febvre, ni pour parvenir à un dévoilement triomphal de son ultime vérité [25].

La seule « vérité » qui se laisse absolument nommer, depuis l’ordre propre du texte, c’est-à-dire à partir de son économie interne, c’est la puissance d’une parole capable d’accueillir en même temps des registres de langue et de doctrine différents et même opposés. L’immanence est dans ce cas avant tout l’immanence du texte à lui-même comme puissance délibérément équivoque. Il ne s’agit surtout pas ici de formuler contre Febvre une objection fondée sur la faiblesse ou la passivité plastique du texte : autrement dit, nous n’avons pas voulu montrer que le texte fonctionnait comme un immense fourre-tout, un tonneau crevant de ses multiples sens inordonnés, parmi lesquels se dissimulerait aussi l’athéisme. Au contraire, la puissance équivoque est positive et délibérée : l’immanence n’est pas la figure d’un texte accueillant par défaut toutes les significations qu’on veut y trouver, elle est de façon diamétralement opposée le telos formel et le sens de l’effort délibéré d’une parole qui veut se débarrasser de toute mise en ordre a priori de sa propre signification.

On tient peut-être là la clef de l’accusation d’athéisme sans cesse lancée contre Rabelais, de Putherbe à Garasse en passant par Calvin : l’athéisme est le nom que, pour ainsi dire « du dehors », ses adversaires donnent à la pratique rabelaisienne de l’équivoque délibérée. Comme on l’a dit, l’athéisme est une figure : figure de l’invective rhétorique, figure de l’esprit. Il n’est pas question de se lancer dans une démonstration de l’athéisme de Rabelais, mais de comprendre que l’immanence de sa parole à elle-même, en refusant la mise en ordre a priori des dogmes et des savoirs, constitue une mise en danger de la foi et de la religion en tant qu’elles reposent sur une telle « ordination » des savoirs et des langues. En un passage très précis, Rabelais a expliqué une fois pour toutes à quel point il était vain de rechercher chez lui une signification « maîtresse » à laquelle ordonner toutes les autres : c’est le célèbre et fort commenté prologue du Gargantua qui demande au lecteur, dans le même mouvement, de rechercher le sens profond et et allégorique de l’œuvre, et de ne pas feindre de croire qu’il ait été délibérément caché comme clef univoque de l’œuvre [26] :

« Croiez vous en vostre foy qu’oncques Homere escrivent l’Iliade et Odyssée, pensast es allegories […] ? Si le croiez : vous n’approchez ne de pieds ne de mains à mon opinion : qui decrete icelles aussi peu avoir esté songées d’Homere, que d’Ovide en ses Metamorphoses, les sacremens de l’Evangile […]. Si ne le croiez : quelle cause est, pourquoy autant n’en ferez de ces joyeuses et nouvelles chronicques ? Combien que les dictans n’y pensasse en plus que vous, qui paradventure beviez comme moy. » ( GA , prologue, 7)

Il ne faut donc pas rechercher dans les chronicques rabelaisiennes un sens délibérément dissimulé : aucune signification ne prime sur les autres, aucune ne permet de reconstruire l’ordinatio de la parole rabelaisienne, pas même l’athéisme de Rabelais défendu par Thuasne et Lefranc (puisqu’il constitue lui aussi un « sens caché » gouvernant le texte). Des accusateurs de Rabelais, Febvre disait :

« Ils savent qu’il convient de crier : au loup ! de toute sa voix, si l’on veut frapper son auditoire — même quand le loup, surtout quand le loup est, tout au plus, un chien sans maître. » (Op. cit., p. 127)

Ce chien est en effet sans maître ; entendons par là qu’aucune vérité ultime ne vient assurer au lecteur qu’il détient sur le texte sa vue maîtresse. Mais dans toute sa rigueur cette posture réfute aussi bien Febvre que Thuasne et Lefranc : il n’est pas plus licite de projeter chaque passage sur un contexte et des références en vue de neutraliser sa charge irréligieuse, qu’il n’est licite d’ordonner toute l’œuvre à une telle charge. L’immanence équivoque des significations du texte ne permet donc plus de soutenir ni l’évangélisme ni l’athéisme. Il nous semble cependant que dans cette immanence se tient véritablement tout ce que l’œuvre peut comporter d’athéisme : en effet, de même que l’épisode des Macrœons permet d’équiparer les figures des héros, des dieux païens et du Christ, de même à l’échelle de l’œuvre les déclarations orthodoxes comme le credo de Pantagruel coexistent avec les satires et les saillies matérialistes. S’il n’est plus question de choisir entre ces vérités de Rabelais, une vérité pourtant demeure qui les enveloppe toutes : c’est la réduction de chaque doctrine à une figure. Il n’est alors plus temps de chercher les preuves toujours controversées de l’athéisme de Rabelais : il faut, en revanche, prendre acte de la réduction du théisme à une figure. A ce titre, les détracteurs de Rabelais participent malgré eux à son propre effort : en abusant de l’accusation d’athéisme, ils objectivent rétroactivement le théisme. L’existence de Dieu et les affirmations du credo deviennent autant d’objets, d’articles, de chapitres, de langages qui parmi d’autres circulent dans l’œuvre, ouvrant par là même la voie à une polyphonie des langues de la sagesse qui est, probablement, le seul vrai sens de « l’athéisme » de François Rabelais.

Laurent GERBIER

P.-S.

Pour citer cet article : Laurent GERBIER, « Un chien sans maître », Lucien Febvre et l’athéisme de Rabelais, Actes de la Société chauvinoise de philosophie, 2004-II, Chauvigny, 2004, pp. 4-52

Société chauvinoise de philosophie http://www.philosophie-chauvigny.org/spip.php ?article46

Notes

[1] Lucien Febvre, Le Problème de l’incroyance au xvie siècle. La religion de Rabelais, Paris, Albin Michel, 1942, rééd. 1968.

[2] Louis Thuasne, Études sur Rabelais, 1904.

[3] Abel Lefranc, Introduction à Pantagruel, 1922.

[4] Ce dernier, dans son Cymbalum Mundi de 1538, attaque de façon allégorique mais assez peu obscure la religion chrétienne. Voir l’édition du Cymbalum Mundi par Yves Delègue (Paris, Champion, 1995) ainsi que, tout récemment, les actes du colloque de Rome consacré en novembre 2000 au Cymbalum (Cymbalum Mundi, ed. F. Giacone, Genève, Droz, « T.H.R. », 2003).

[5] Nous nous intéressons donc principalement à la première partie du livre de Lucien Febvre (« Rabelais l’athéiste ? »), qui instruit le « procès » en athéisme. La seconde (« Croyance ou incroyance ») est consacrée, une fois le suspect blanchi, à caractériser la « vraie » position religieuse de Rabelais, dont Febvre montre qu’elle est proche de l’évangélisme et des milieux pré-réformés, et à inventorier « l’outillage mental » du siècle pour montrer dans quelle mesure l’irréligion lui est tout simplement impossible.

[6] Febvre, Op. cit., note liminaire, p. 23.

[7] Ainsi Febvre montre que certaines pièces de Visagier citées par Thuasne et Lefranc contre Rabelais s’appliquent plus probablement à Dolet ; que tel « Charidemus » en qui l’on a voulu voir le Rabelais charmé par la canaille est très certainement Jean Chéradame, auteur d’une grammaire grecque et premier éditeur français du texte grec du Cratyle ; qu’enfin l’épithète « lucianiste », si elle a fréquemment servi à désigner Rabelais, est aussi souvent appliquée à Des Périers, et qu’en tout état de cause ces deux-là n’achèvent pas à eux seuls la compagnie des lecteurs de Lucien au xvie siècle (Érasme, pour n’en citer qu’un, est du nombre, sans que l’on puisse raisonnablement l’accuser d’impiété).

[8] Febvre reconstruit patiemment ces affections violentes et ces rancunes soudaines qui partagent les humanistes du premier xvie siècle, jusqu’à montrer chez eux une incroyable versatilité, qui voit les amis d’hier se jeter au visage les qualificatifs les plus durs. On reviendra ci-dessous sur cette propension à user et abuser de l’athéisme, de l’impiété et de l’irréligion comme invective courante et désordonnée.

[9] Voir R. Antonioli, Rabelais et la médecine, Études Rabelaisiennes n° XII, Genève, Droz, 1976, première partie, chapitre IV.

[10] Ainsi en 1534 l’affaire des Placards provoque une modification brutale dans la façon dont est envisagée la Réforme : non plus déviance interne de la doctrine, mais opposition schismatique violente, et intolérable.

[11] Febvre renvoie pour une partie des sources à E. Gilson, Les idées et les lettres, Paris, Vrin, 1932. Par ailleurs, pour un travail plus complet sur cette proximité qui a été étudiée dès les années 1860, voir A. J. Krailsheimer, Rabelais and the Franciscans, Oxford, Clarendon Press, 1963.

[12] Et que l’on retrouve également, dans certaines cas, chez les auteurs prisés des humanistes : ainsi certaines piques sur la réalité des prodiges relatés par les Écritures se trouvent chez Origène, dans un passage qu’Érasme avait latinisé presque textuellement dans l’adage De Sileni Alcibiadis (voir Febvre, op. cit. , p. 155-156).

[13] Toutes les références aux œuvres de Rabelais renvoient ici à l’édition des Œuvres complètes dirigée par M. Huchon, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1994, dont nous avons largement mis les notes à profit. PA, GA, TL, QL et CL désignent les cinq livres, les deux chiffres suivants le chapitre (chiffres romains) et la page (chiffres arabes).

[14] Le nom est ainsi glosé par Panurge : « Macrœon en Grec signifie vieillart, home qui a des ans beaucoup » (QL XXV, 598).

[15] Si le sens littéral de « macrobe » est « longue vie », cohérent en cela avec la glose de Panurge, le nom évoque aussi l’auteur du Commentaire au Songe de Scipion. Cette référence est doublement utile ici : d’une part, elle rappelle un des contextes classiques de la question de la mort des héros : celui de l’éloge républicain, qu’illustre justement le Songe de Scipion au livre X de la République de Cicéron, or cette référence civique doit attirer l’attention sur certaines déclarations des protagonistes dans les chapitres suivants ; d’autre part, la référence coexiste avec l’étymologie simple du nom sans qu’aucune des deux intentions ne prenne le pas sur l’autre : le texte joue intentionnellement sur les deux possibilités.

[16] Dont la famille protégeait Rabelais, qui partit en Italie dans la suite du cardinal Jean du Bellay, frère de Guillaume. Pantagruel avait déjà évoqué la mort de Guillaume du Bellay, parmi d’autres exemples des pouvoirs de prophétie accordés aux mourants par la bienveillance des « Anges, [d]es Heroes, [d]es bons Dæmons (scelon la doctrine des Platonicques) » (TL XXI, 416).

[17] Sur le personnage même de Thamous, dont le nom est une des formes du nom du dieu Amon, voir Cl. Gaignebet, A plus hault sens. L’ésotérisme spirituel et charnel de Rabelais, Paris, Maisonneuve et Larose, 1986, vol. 1, introduction. Gaignebet recense toutes les apparitions, ouvertes ou masquées, de ce dieu « sans nom » (comme le nom de Thamous est ignoré de ses compagnons de voyage). Un autre traité de Plutarque, De Isis et Osiride, nous apprend que la date à laquelle les compagnons abordent l’île des Macrœons, soit aux alentours du solstice d’été d’après le calendrier très précis de Rabelais, correspond au 17 tammuz du calendrier hébreu, date que Plutarque donne comme celle de la mort de… Thamous lui-même. Ainsi le thème de la mort du Dieu est-il bien omniprésent dans ce passage, que l’on veuille lui donner ou non la signification ésotérique que Gaignebet lui confère de façon très argumentée.

[18] Il n’est pas inutile de noter que Plutarque lui-même ne parle que du « grand Pan » : c’est Rabelais qui choisit de l’appeler « le grand Dieu », préparant ainsi dès les premières phrases l’interprétation que Pantagruel donnera de cette figure divine à la fin du chapitre.

[19] Sur les usages apologétiques du traité de Plutarque aux xve et xvie siècles, voir M. Screech, Rabelais, tr. Fr. Paris, Gallimard, 1992, p. 456 sqq.

[20] Ainsi Budé demande-t-il : « Cur (…) non de Hellenismo transeundum esse efficaciter ad Christianismum statuimus ? » (Passage de l’hellénisme au christianisme, tr. Fr. M.-M. de la Garanderie, Paris, Belles Lettres, 1993, livre I, § 17).

[21] TL II-V, 457-469.

[22] Ainsi Marsile de Padoue, dans le Defensor Pacis de 1324, affirme : « Cependant vivre en soi, et bien vivre, convient à l’homme sous deux rapports, dont l’un est habituellement nommé temporel ou mondain, mais l’autre éternel ou céleste (vivere autem ipsum et bene vivere conveniens hominibus est in duplicis modo, quoddam temporale sive mondanum, aliud vero eternum sive celeste vocari solitum) » (Défenseur de la Paix, tr. fr. J. Quillet, Paris, Vrin, 1972, Ia dictio, ch. IV, § 3, p. 67).

[23] Et ce plan naturel inclut éventuellement le cycle des mort et des renaissances qui jalonnent le calendrier rabelaisien et qui permettent de comprendre la mort des Dieux comme l’annonce d’une résurrection cyclique ; mais il faut admettre que cette voie calendaire (elle aussi longuement explorée par Cl. Gaignebet, Op. cit.) s’accorde difficilement avec l’orthodoxie évangélique à laquelle Febvre tente de ramener Rabelais.

[24] Si l’on accepte avec F. Rigolot (« ‘À plus bas sens interpreter’ : Frère Jean et la ‘matière de bréviaire’ », Études Rabelaisiennes, XXXIII, Genève, Droz, p. 41-53) de faire de l’invocation de la « matière de bréviaire » par Frère Jean l’indice constant du détournement équivoque de la référence aux Écritures et à la liturgie, indice qui relève ainsi de la glose bouffonne dans le droit fil de la neutralisation « franciscaine » des audaces rabelaisiennes par Febvre, alors il faut accorder une importance particulière à la phrase de Frère Jean dans ce chapitre XXVII du Quart Livre : c’est la seule occurrence de la forme négative de l’expression (« cela (…) n’est poinct matiere de bréviaire », QL XXVII, 658). Le moine de Seuilly marque ainsi que le tour pris par le débat sur la mort des âmes héroïques le situe en dehors du cadre de la parodie liturgique ou scripturaire, interdisant ainsi que fonctionne ici la neutralisation satirique du propos. On pourrait donc soutenir que Frère Jean alourdit par là le sens de l’épisode des Macrœons en notant d’emblée qu’il implique un savoir non orthodoxe, au point que la ressource de la farce ne peut même plus l’y ramener.

[25] C’est probablement là la limite du propos si savant et si stimulant de Gaignebet qui, autrement que Febvre, procède pourtant souvent comme lui à une « projection » dans laquelle le texte n’acquiert de sens que patiemment référé à ses sources, c’est-à-dire aux textes et aux savoirs extérieurs ou antérieurs à son ordre, et qu’il agence et reconfigure.

[26] Nous suivons ainsi la lecture qu’Ed. M. Duval a donné de ce passage (« Interpretation and the ‘Doctrine Absconce’ of Rabelais’ Prologue to Gargantua », Études rabelaisiennes, XVIII, Genève, Droz, p. 1-17). A contrario, on trouvera une lecture qui s’appuie sur ce passage pour y fonder la légitimité d’une recherche du « vrai » et plus hault sens dans l’édition que Cl. Gaignebet a donné de Gargantua, Alfortville, Quatre Feuilles, 1971, p. XX.


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